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Billet de blog 16 novembre 2010

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Le poème du dernier troubadour

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- Faites un petit sourire. Regardez, c’est pour la télévision. »

La directrice glisse doucement ces quelques mots à l’oreille d’Ayşe hanım, une des moins folles de la maison. Ayşe hanım a encore un semblant de discours cohérent, enfin, on peut encore discuter avec elle. Elle vient souvent confier ses soucis à Mustafa. Dernièrement, elle lui a raconté qu’elle avait peur que ses frères viennent la chercher pour la marier de force à Garip, un cousin du village voisin. Mustafa sait que tôt ou tard, elle sera complètement partie, alors il profite encore des séquences lucides de la vieille Turque au regard bleuté.

- Qu’est-ce qui vous a donné l’idée d’ouvrir ce type de foyer ?

- Voyez-vous, en regardant mes parents et leurs amis vieillir, en considérant que la plupart d’entre nous travaillent et ne peuvent s’occuper d’eux, je me suis demandé ce qui leur arriverait le jour où ils ne seraient plus capables de s’occuper d’eux-mêmes. Retourner en Turquie, loin des enfants et petits-enfants, c’est dur. Et rester ici, dans une maison de retraite allemande, vous imaginez quel choc culturel et affectif. Du coup, j’ai pensé à fonder la première maison de retraite interculturelle. »

Sezer amca, serré dans un pantalon dont le fermoir menace à tout moment d’exploser sous la pression de l’énorme couche dont il ne se départit jamais, fait des va-et-vient entre sa chaise et la fenêtre qui donne sur une petite cour triste et nue. Sezer amca est arrivé en 1961 en Allemagne, à dix-huit ans. Débarqué à Stuttgart après un périple en train de plusieurs jours à travers toute l’Europe, il avait été embauché dans une usine comme manœuvre. Comme tous les autres, il pensait rester deux, trois ans, amasser un peu d’argent et rentrer dans sa ville natale, sur les bords de la Mer noir, y acheter une maison, prendre femme, fonder une famille et se faire enterrer un jour dans le cimetière local aux côtés de ses aïeux, la famille des Turgutoğu. Aujourd’hui, Sezer amca se meurt entre les murs d’une maison de retraite berlinoise aux couleurs surannées. Personne ne fait plus attention à la bave qui coule le long de son menton avant de tomber sur le torchon qu’il porte en permanence autour du cou.

- Et qu’est-ce qui différencie cette maison de retraite d’une maison classique ?

- Je vais vous donner un exemple. Prenez la toilette quotidienne. Dans une maison de retraite classique, on lave les pensionnaires avec un gant de toilette qu’on humecte. Ici, les pensionnaires sont lavés à grande eau, dans le respect de la religion. C’est important pour eux. »

Mustafa jette un œil autour de lui. Tous ses pauvres hères, couverts d’herpès purulents, grattant les croûtes qui sèchent sur leur cuir chevelu… Cette odeur d’urine devenue indélébile et toute cette merde évacuée quotidiennement. Tout ça dans le plus pur respect divin, pense-t-il ironiquement.

- La nourriture, c’est aussi très important. Imaginez un instant qu’un de nos pensionnaires se voit servir tout d’un coup quotidiennement, trois fois par jour, des plats typiques allemands. Il serait complètement perdu. Une vielle personne, c’est comme unenfant, ça aime les choses connues. »

Mustafa pense à ces plats surgelés, rapidement réchauffés au micro-onde. Des plats aux noms enchanteurs et trompeurs comme « l’imam s’est évanoui » ou « le ragoût du prêtre ». Pas de sel, attention à l’hypertension dont ils souffrent tous. Pas de piment, ni de poivre, attention aux hémorroïdes…

Mustafa pense à ces pensionnaires, fraîchement débarqués dans un pays inconnu du haut de leurs vingt ans. Auraient-ils pensé un instant à l’époque qu’ils finiraient ici ? La vieille Stambouliote Serap hanım s’approche et demande à quelle heure passe le dolmuş pour Ermigan. Elle ne veut pas manquer son sahlep qu’elle boit à heure fixe dans le même café, depuis plus d’un demi-siècle. A Berlin, il n’y a pas de dolmuş, et on ne trouve que du sahlep en sachet, industriel et fade.

Il y a deux ans, Mustafa a perdu la dernière touche de couleur de sa vie, déjà jaunie, puis noircie par les années. Il a perdu le goût de la musique. Pire que cela, il ne la supporte plus. Aucun type, aucun son, aucun instrument. Les moindres notes lui blessent les tympans, résonnent dans son cerveau, qui en devient douloureux, frottent à vif ses nerfs déjà si fatigués. Pourtant, il fut une époque où la musique était toute sa vie. Mustafa était troubadour, il était né troubadour. Les troubadours se meurent, il le sait. Peut-être était-il même un des derniers.

- Et la langue, surtout. Vous n’imaginez pas à quel point c’est important. La plupart des pensionnaires n’ont jamais appris l’allemand et ceux qui le connaissaient l’oublient avec la vieillesse. Il est donc primordial que les employés parlent et comprennent le turc. »

Mustafa pense au vieil Ahmet bey, qui parle toutes les langues et aucune, comme le vilain bossu Salvatore du « Nom de la rose ». Un mélange de kurde, turc et allemand, avec quelques touches d’arabe, héritées de la lointaine époque où il vivait dans sa ville natale de Mardin. Ahmet bey a perdu sa femme il y a quelques années déjà. Ses enfants ne viennent jamais le voir. Il est seul. Il mourra seul.

- Nous aimerions bien faire des prises de vue pendant que vous administrez des soins. C’est important pour le public, vous comprenez.

- Oui, bien sûr, tout à fait. Je vais voir avec les infirmiers. »

Depuis qu’il est arrivé dans cet endroit, il y a tout juste un an, Mustafa attend calmement la mort. Cette mort, qu’il a longtemps côtoyée et enlacée à plusieurs reprises, a décidé de lui jouer un nouveau tour. Elle le fait attendre. Et attendre… Plus le temps passe, moins elle semble disponible. Elle emmène les autres pensionnaires. Lui, elle se plait à l’ignorer.

Même sans musique, le troubadour sait encore chanter.

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