Avec leurs lots inévitables de morts, de misère et de désespoir, difficile de juger à qui profitent les guerres. En tout cas, certainement pas aux civils, inutile de le rappeler. En ce qui concerne les politiques, les calculs stratégiques peuvent se révéler erronés. L’offensive israélienne sur la bande de Gaza peut par exemple être replacée dans un contexte pré-électoral houleux, où les candidats sortants, en cruelle perte de sympathie, ont pensé qu’une frappe militaire forte sur Gaza ferait remonter leur côte auprès de l’opinion publique. Il semble en effet, d’après les sondages qu’on nous livre, qu’une majorité de la population israélienne soutienne cette offensive comme aucune autre par le passé. Pourtant, qu’en sera-t’il dans une perspective à moyen ou long terme, lorsque, la guerre finie, il faudra songer à se rassoir à la table des négociations, face à un interlocuteur plus belliqueux et divisé que jamais ? De son côté, le Hamas palestinien ne semble pas vouloir baisser la garde. Peut-être pense-t’il qu’accepter un cessez-le-feu équivaudrait à signer un échec, ce qui le décrédibiliserait aux yeux d’une population palestinienne déroutée et à la recherche d’une voix forte ? Les appels dans le vide du président de l’Autorité Palestinienne, Mahmoud Abbas, cruellement affaibli, semblent lui donner raison et le conforter dans son rôle de défenseur de la cause palestinienne. Mais, à moyen et long terme, quand la guerre sera terminée, comment penser discuter de la paix avec un voisin devenu plus ennemi que jamais ? Au-delà de l’horreur de la guerre, ces considérations politiques nous échappent sans doute pour le moment. Nous nous questionnons, au mieux nous supposons et dans tous les cas, nous attendons. Pourtant, sans aucune once de cynisme, on peut clairement dire que la guerre profite. Et en première ligne, elle profite aux médias. Aussi macabre que celui puisse paraître, la guerre fait décoller les audiences, vendre les journaux, allumer les radios. La guerre, peut-être par le côté quasi-fascinant de l’horreur de ces images, nous scotche littéralement devant l’écran, petit ou grand. Les films traitant des guerres, que ce soit la première ou la deuxième guerre mondiale (au choix, «Un long dimanche de fiançailles », « Les sentiers de la gloire », « Pearl Harbor », « Il faut sauver le soldat Ryan » et bien d’autres), la guerre du Vietnam (« Né un autre juillet », « Nous étions soldats »), ou d’autres conflits comme le conflit autour des diamants de la Sierra Leone (« Blood diamant »), attirent les foules en grand nombre, et pas seulement aux Etats-Unis, où une grande partie de ces films est produite. Sans s’enliser dans une périlleuse analyse touchant au caractère cathartique des images de guerre et sans connotation à caractère moral, il faut reconnaître l’importance des conflits pour les médias. La première guerre du Golfe a par exemple consacré la chaîne américaine CNN, qui grâce à sa couverture en continu de l’opération « Tempête du désert » en 1991, s’est imposée comme la première chaîne d’informations de langue anglaise. Rappelons ici une autre révolution, dont nous profitons presque tous : Internet. Par ce média, on a vu fleurir de plus en plus de vidéos de type dit « amateur », prises entre autres depuis des téléphones portables, et reprises depuis quelques années par les médias classiques, comme les images des attentats du 11 septembre, diffusées en boucle sur de nombreuses chaînes d’information. La plupart des vidéos avaient été filmées par des passants, des touristes qui se trouvaient là, par hasard, avant que les caméras de télévision n’arrivent sur les lieux. Ce type de vidéos est devenu très populaire. D’abord parce qu’elles semblent « authentiques » aux yeux des téléspectateurs : la personne « y était ». Et par son côté justement « amateur », elles semblent retirer la part de calcul, de réflexion qui s’impose au journaliste. Elles viennent s’opposer aux images cadrées et policées des professionnels, qui « vendent » de l’information au lieu de la « donner » (le problème de l’identification des images se pose cependant et on voit l’apparition de vidéos de style « amateur », soit « caméra à la main », par des journalistes professionnels). La chaîne satellite Al Jazeera, basée à Doha, capitale du petit émirat du Qatar, a bien saisi cette évolution. Depuis jeudi dernier, une cinquantaine de journalistes ont rejoint Gaza en passant par le terminal de Rafah, à la frontière égyptienne, mais durant près de trois semaines, la chaîne qatarie s’est trouvée dans une situation de quasi-monopole des images de l’intérieur en direction du monde occidental, suite au blocus des journalistes non-palestiniens par les autorités israéliennes et au bombardement des bureaux de la chaîne de télévision du Hamas Al-Aqsa, le 28 décembre. Depuis le début de l’offensive, Al Jazeera a lancé un système dit de « twitter feed » pour informer de l’évolution de l’offensive par le biais de messages sur les téléphones portables. Et depuis mardi dernier, elle a mis en ligne douze vidéos tournées à Gaza, accessibles par des licences d’utilisation et de partage de contenus. Les images peuvent être réutilisées à but commercial ou modifiées. Leur diffusion étant gratuite, le but est de populariser la chaîne, qui excelle déjà dans l’utilisation de youtube, au-delà de son public actuel. Du jamais-vu dans le monde des médias. Après son lancement en 1996, Al Jazeera est rapidement devenu la chaîne télévisée la plus populaire au Proche et au Moyen-Orient, atteignant pas moins de 50 millions de téléspectateurs et 150 millions si on ajoute sa version anglaise, Al Jazeera English, lancée en 2006. Au niveau politique, Al Jazeera offre pour les téléspectateurs arabes un nouvel espace de liberté d’expression et se présente comme une alternative aux chaînes nationales arabes qui relaient les idéologies d’Etat. De nombreux gouvernements arabes voient ainsi cette chaîne d’un mauvais œil en raison de ses positions parfois critiques à l’égard des régimes arabes. A titre d’exemples, en avril 2000, la Lybie renvoya l’ambassadeur qatari suite à la diffusion par Al Jazeera d’une interview avec une figure de l’opposition libyenne et en juillet 2004, ce fut au tour du gouvernement algérien de bloquer les activités du correspondant local d’Al Jazeera. Extrêmement populaire dans le monde arabe, la chaîne est aussi loin d’être une inconnue dans le paysage médiatique occidental. Si elle soigne une image moderne et ouverte avec une équipe internationale, composée de journalistes originaires de tous les continents, son nom reste cependant étroitement lié à la diffusion, au lendemain des attentats du 11 septembre, des déclarations vidéo d’Oussama Ben Laden et d’autres leaders de la mouvance terroriste d’Al-Qaïda. La chaîne avait alors été immédiatement soupçonnée de soutenir l’organisation terroriste. Al Jazeera est soucieuse de conserver une image de partialité professionnelle. Ainsi, durant l’offensive israélienne à Gaza, le porte-parole du gouvernement israélien et Khaled Meschal, leader en exil du Hamas à Damas, ont été interviewés. On note cependant que le porte-parole israélien a été questionné uniquement sur l’utilisation par l’armée israélienne d’armes au phosphore, pas sur les perspectives de cessez-le-feu ou de futures négociations. Al Jazeera joue aussi sur l’affect en diffusant des images de blessés, en particulier de jeunes enfants, de morgues débordant de cadavres, avec en fond sonore, une musique angoissante. Certains parleront ici de « populisme » à l’égard d’un public d’origine majoritairement arabe. D’autres iront plus loin, comme Yasser Arafat, qui de son vivant s’était vivement emporté contre la chaîne en raison, selon lui, de ses multiples interviews accordés à des dirigeants de groupes islamistes palestiniens. On peut aussi poser la question de la marge de liberté de la chaîne par rapport à l’émirat du Qatar, qui reste son principal financier, à hauteur de 100 millions de dollars par an. Dans le Middle East Intelligence Bulletin, Gary C. Gambill, faisait remarquer que « De récents programmes ont questionné des issues controversées comme les aides d’Etat accordées à des membres de la famille royale qatarie, mais il n’y a jamais eu d’interviews avec des dissidents politiques qataris qui s’opposent à la monarchie ». Au niveau du conflit proche-oriental, la position du Qatar se situe plutôt dans le camp proche de la Syrie et de l’Iran, soutenant la résistance du Hamas, au contraire de l’Egypte, la Jordanie et l’Arabie Saoudite qui critiquent ouvertement l’organisation palestinienne. Mais quoi qu’on pense du positionnement politico-religieux de la chaîne qatarie, il va s’en dire qu’Al Jazeera a réussi un tour de maître à travers sa couverture de l’actuelle offensive israélienne et qu’il faudra désormais compter avec elle, en particulier sur le thème du Proche-Orient.
Billet de blog 17 janvier 2009
Al Jazeera et la guerre des images
Avec leurs lots inévitables de morts, de misère et de désespoir, difficile de juger à qui profitent les guerres. En tout cas, certainement pas aux civils, inutile de le rappeler. En ce qui concerne les politiques, les calculs stratégiques peuvent se révéler erronés.
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