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Billet de blog 17 mai 2010

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Et si sans contrefaçon, j’avais été un garçon

Fin avril, Mürsel Ermiş, juge d'un tribunal smyrnois, déclarait que les homosexuels étaient libres de fonder des associations comme toute autre personne.

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Fin avril, Mürsel Ermiş, juge d'un tribunal smyrnois, déclarait que les homosexuels étaient libres de fonder des associations comme toute autre personne.

Sa décision intervenait alors que les services du gouverneur d'Izmir avaient réclamé la dissolution de l'association Siyah Pembe Üçgen. Dissolution demandée au motif que les statuts de l'association portaient "atteinte à la structure familiale turque et à la morale commune".

Cette nuit j'ai fait un rêve.

Encore une fois, je me cache. Je déteste faire ça. Je m'étais pourtant promis de le dire haut et fort, sans entrave, sans honte, sans peur. J'étais prêt. J'avais répété inlassablement cette petite phrase dans ma tête depuis plusieurs jours, plusieurs semaines. Des mois et des années peut-être même. Je l'avais prononcé devant la glace tant de fois qu'il me semblait qu'elle suintait par tous mes pores. J'enrage, j'écume intérieurement contre mon manque de courage. Je veux être libre ! Je veux crier ce que je garde en moi depuis trop longtemps à leur visage.

Ce que j'ai à dire n'est pas une véritable révélation. Ici nous connaissions tous ce non-dit, que nous avions pris soin d'éviter ou de refouler. Dans cette maison, mettre un nom sur une situation, autour d'un sentiment, c'est le rendre vivant, tangible, dangereux. Chez les miens, on ne parle pas de cela. Tout ce qui secoue la vie des êtres humains est banni. Le chagrin, le doute, l'envie, n'ont pas leur place.

J'aurais pu dire ce que je voulais dire. J'étais prêt. Je croyais être prêt. Je voulais entrer, prendre mon souffle et l'évacuer. Et partir. Car cette phrase contient un départ, un départ définitif. Une phrase qui change une vie pour toujours. En tout cas, la mienne. Et celle de ceux que j'appelle encore les miens. Durant toutes ces années, j'avais eu le temps d'accepter cette rupture sans appel.

Je transpire. Je n'ai pas été jusqu'au bout. Je me suis arrêté à mi-chemin. Je n'ai pas osé. Et déjà, les conséquences sont là. Je voulais en finir, tourner le dos. Mais l'air s'est retiré de la pièce, on étouffe. Le plafond se charge de nuages noirs au-dessus d'une scène qui se fige.

Il était sept heures. Le réveil sonnait. Je m'étais levé, avec un curieux sentiment au creux de l'estomac. Ce mélange de peur et d'excitation en même temps. C'était le signe des jours importants. C'était le signe des jours dont on ne sait pas si on sortira vainqueur.

Mon père brise cet élan. Ses yeux, ce regard qui questionne tout avant même que je dise quelque chose. Pourtant, je le connais ce regard, depuis toujours. Ce regard devant lequel je baisse la tête, qui me brise, qui m'assassine. Ce regard dont on dit qu'il impose le respect, mais qui ne me communique que la terreur. Une fois de plus, je m'incline. Une fois de trop. Car il n'y aura pas d'autre chance. Aujourd'hui est, était le jour. Parce que j'ai usé toutes mes cartes et que je n'en peux plus.

Je répète ces mots pour me convaincre d'une phrase pour laquelle je ne sens rien. Elle ne veut rien dire, elle est vide. Je le sais et je sens bien que c'est pour cela que je l'emploie car elle me masque. Elle me protège. Je ne parle pas à découvert. Mais je ne veux plus être protégé. Je veux faire face aux conséquences. Je les ai devancées depuis longtemps en en faisant le tour.

Chacun joue son rôle dans notre comédie de famille. Je prononce la phrase d'un scénario déjà écrit. Ce n'est pas la bonne phrase, mais elle nous plonge dans une scène familière. Peut-être aussi que c'est pour cette raison que je prononce cette phrase et pas une autre. Pas l'autre, celle que je voulais vraiment prononcer. Parce que cette autre nous aurait entrainés vers un terrain meuble, imprévisible. Ou aurait clôt la pièce et j'ai peur de finir ce dernier acte. Je voudrais encore jouer un rôle. Je sais, je me contredis.

Le regard de mon père est sur moi. Il s'assied dans le mien et m'accule. Je voudrais que son regard crie. Mais il reste silencieux. Pire, il savoure sa déception. Il la savoure car il me laisse le temps de bien la comprendre. Il n'est de pire affront que de décevoir un père, je me dois de le savoir. Et cette déception est irrémédiable, elle m'annihile. Je meurs dans ce regard. Je le savais. Je voulais mourir au moins la tête haute. Ma faiblesse me fait mourir les yeux au sol.

Un fond musical enveloppe la scène : les pleurs de ma mère. Elles aussi, je les attendais. Sans elles, la scène aurait eu un côté révolutionnaire que ce genre de situation n'aura jamais. Son visage est noyé dans un mouchoir en tissu. Ses pleurs ne sont pas une réaction à mes mots, comme le regard de mon père. Ses pleurs anticipent l'avenir, un avenir proche et incertain en train de se déclencher par ma petite phrase. Cette petite phrase, ma mère la connait. Quelque part, elle la rassure inconsciemment. Je lui appartiens. Elle est la seule et cette phrase le confirme. En même temps, elle pleure car le nid qu'elle avait créé, qu'elle avait du créer plutôt, la tâche qui reposait sur ses épaules, tout est brisé. Cet univers, stable à défaut de jamais devenir heureux, est bouleversé.

Ma petite sœur la console en silence en lui tenant le bras. Elle ne manifeste rien. Elle ne peut pas de toute façon, personne ne lui demande. Elle doit rester à sa place de seconde femme du foyer. Je ne sais pas ce qu'elle pense. Ca me fait mal. J'aurais voulu être plus proche, lui dire que tout n'est pas si sombre.

La scène pourrait s'éterniser telle une nature-morte en souffrance si mon frère ne jouait son rôle lui aussi. Il me saisit par le col de la chemise, me repousse de toutes ses forces, cogne du poing contre le mur. Il hurle que je suis la honte de cette famille, me commande de déguerpir et qu'un jour il me tuera. Le reste du tableau est figé. Quelque part, je lui suis reconnaissant. Il me permet de fuir. Je pars. C'est fini. J'aurais pu être fort et aller jusqu'au bout. Il n'y aura pas d'autre chance. Je referme la porte de la maison de mon enfance, de mon adolescence, derrière moi. Pour toujours.

Avec cette phrase opaque, je voulais parler d'amour. Mais elle renferme des choses dont on ne parle pas ici. Elle sent l'enfer, son vice, sa débauche.

« Je n'aime pas les femmes ».

Inconsciemment formaté au plus profond de mon être, j'ai préféré parler de moi à la forme négative. Un jour, peut-être... Etre dans l'acceptation, rejeter la négation. Un jour je pourrai peut-être parler de moi à l'affirmatif et je pourrai dire simplement ce que je voulais dire aujourd'hui. Mais finalement, comme toujours, je ne dirai rien. J'éviterai encore une fois de mettre des mots sur ma vie.

« J'aime les hommes ».

Je me suis réveillée à cet instant. Cela aurait pu être moi. J'aime aussi les hommes. Mais je ne porte atteinte ni "à la structure familiale, ni à la morale commune" car je peux ajouter un "e" à la fin des adjectifs quand je parle de moi. Je n'aurai jamais besoin de mettre des mots sur ma vie. Je pouvais continuer ma nuit, tranquillement.

Aujourd'hui a lieu la journée internationale contre l'homophobie.

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