Dites-moi en deux ou trois phrases pourquoi vous vous enflammez pour la Turquie en ce moment ?
Voilà la question qu'un ami journaliste, allemand d’origine turque (ou né en Allemagne de parents turcs, ou autre désignation, au choix), nous a envoyée, afin que nous lui fassions part de nos impressions concernant la vague de protestation actuelle dans le pays d’origine de nos parents, aïeux, etc.
Il s’est vite repris, s’excusant presque d’avoir utilisé le mot « enflammer », les signes d’expansion sentimentale étant plus ou moins honnis du vocabulaire teuton, il faut bien avouer.
Rarement un mot n’avait pourtant aussi bien décrit le sentiment qui me traverse depuis plusieurs jours. « S’enflammer ». C’est bien le mot ! Et avec lui, un immense soulagement, qui libère un autre petit mot : « Enfin ! ».
Depuis le temps qu’on attendait que les habitants de ce pays disent enfin « non », et ce massivement. Qu'ils assument, revendiquent ce « non », et fassent mine de prendre leur destin un temps soit peu en main. A ceux qui jugeront leur réaction superficielle ou infantile, je préciserai que le fait de dire « non » est loin d’être une évidence.
Alors, même si les manifestants ne sont pas d’accord entre eux, même si ce mouvement ne paraît pas durable, même s’il devait s’arrêter demain, même si, même si, même si ! Quand même : enfin et merci !
Je suis issue de cette génération qui a grandi dans les années 1980, époque de la loi martiale, de la mainmise militaire, du début du conflit armé au Sud-Est du pays, d’une conscience politique moribonde pour ne pas dire morte, puis de l’arrivée de l’AKP au pouvoir en 2002, présenté, sans doute hâtivement, comme un puissant renouveau…
On avait fini par se lasser, moi en tout cas. On ne se reconnaissait plus politiquement. Notre attachement se cantonnait à des liens émotionnels tenant leurs racines plutôt dans notre enfance et se limitait bien souvent aux domaines familial et culturel : la langue, la cuisine, les paysages, la musique, la famille…
Aujourd’hui, ce lien émotionnel a changé de nature. Il n’est plus seulement émotionnel et personnel, mais a ajouté une dimension politique à sa nature. Un lien politique émotionnel est né de ce mouvement de contestation.
Nous vivons un événement historique. Il a bien sûr déjà disparu en grande partie des chaînes de télévisions et journaux français, mais peu importe. On nous pose encore des questions sur la Turquie, mais soudain, ces questions semblent avoir du contenu, semblent être de vraies questions plutôt que des essais de placer des lieux communs chargés de stéréotypes –pour la plupart – négatifs.
Le fond est toujours là, les problèmes et les enjeux aussi. Mais quelque chose a changé. Quelque chose qui semblait encore inimaginable il y a peu : que les gens descendent dans la rue et qu’ils y restent, un jour, deux jours, plusieurs jours... Une catharsis, une exorcisation de ce démon qui paralyse le peuple de ce pays depuis des décennies : la peur.
Certains parleront de fierté. Et évidemment, il est difficile de ne pas sentir cette petite onde de fierté, ce léger sentiment de revanche… Mais évitons de tomber dans le piège facile d’identification nationale. Je clôturerai donc juste cette petite envolée en écrivant que pour la première fois aussi, voir le drapeau turc déployé et agité ne suscite plus de frissons antinationalistes chez moi, mais me donne juste envie de dire : « Merci ! Maintenant, je ne suis plus obligée de vous détester ! ».
*Traduction du panneau porté par les plongeurs : "Mr Tayyip, ton gaz de poivre ne fonctionne pas ici".