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Billet de blog 23 mars 2014

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Jamais nous ne pardonnerons aux kanak la colonisation

Tourner la page. Aller de l’avant. Arrêter de ressasser le passé. Regarder vers l’avenir. En fait, il faut même ajouter à cela l’injonction habituelle : "il faut". "Il faut tourner la page, il faut aller de l’avant, il faut arrêter de ressasser le passé, il faut regarder vers l’avenir".

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Tourner la page. Aller de l’avant. Arrêter de ressasser le passé. Regarder vers l’avenir. 

En fait, il faut même ajouter à cela l’injonction habituelle : "il faut". "Il faut tourner la page, il faut aller de l’avant, il faut arrêter de ressasser le passé, il faut regarder vers l’avenir".

En somme, il faut être partout, sauf aujourd’hui, sauf maintenant. Il ne faut plus être hier, il faut déjà être demain.

Alors quand prend-on le temps d’être aujourd’hui, d’être maintenant ? 

A maintes reprises, l’Humanité - dans ses petites composantes qu’on appelle peuples, ethnies ou dans sa version plus moderne et politisée nations ou états -, s’est retrouvée confrontée à un fiévreux besoin d’enterrer des faits passés, le plus rapidement possible, ou au contraire de s’y accrocher sans même plus connaître ou comprendre vraiment ces mêmes faits.

On demande de regarder demain, plus loin. Quel intérêt à regarder demain ? Construire demain en vivant aujourd’hui, d’accord. Mais regarder demain en se détournant d’aujourd’hui ?

J’écris ces lignes alors que je me retrouve à un endroit de la planète – encore un pourrait-on presque dire ! – qui se situe dans cette curieuse période, où l’on presse les uns de regarder demain alors que les autres se noient dans hier.

J’arrête de parler de manière cryptée ou énigmatique, trait propre à beaucoup de monde, en particulier à ces fameux « Orientaux », dont je fais partie. On ne dit pas les mots, on se cache derrière eux, on joue les subtilités et les périphrases. En parlant à demi-mot ou au quart-mot, on finit par ne rien dire.

Il est question ici de colonisation ou de décolonisation, de mémoire collective, de rapport de forces, de conscience, bonne ou mauvaise peu importe, d’héritage et surtout de fracture. 

Je suis en Nouvelle-Calédonie. A 16.758 km de Paris, même si j'ai été Parisienne seulement moins de deux ans. Un ensemble d’îles de 18 575 km², dont la plus grande, qu’on appelle la Grande Terre, est la 52ème île du monde en matière de superficie. Autant dire un tout petit territoire, perdu au milieu du Pacifique Sud, le "trou du cul du monde", le vrai. Et pourtant on finit souvent par y rester - pour ceux qui y sont arrivés - ou à y retourner pour ceux qui en sont partis. Magie des antipodes sans doute. 

C’est donc ici que j’ai posé mon ancre et mon encre – merci jean Cocteau pour le très beau jeu de mots. Nous sommes le 21 mars 2014. Premier tour des municipales aux quatre coins des territoires de la République française. Les amateurs de politique politicienne et férus d’actualité internationale (quoi qu’on en dise, l’actualité de la Nouvelle-Calédonie relève souvent plus du domaine international que national pour la lointaine métropole) ajouteront que cette période est d’importance pour ce territoire d’Outre-Mer. Le pays se trouve effectivement à la veille d’enjeux politiques conséquents, à savoir les élections provinciales au mois de mai.

Je ne doute pas un instant de l’importance des enjeux et en tant qu’amatrice aussi à mes heures de politique politicienne, je ne remettrai pas en cause leur portée. Ces élections auront des conséquences pour la situation politique, économique et peut-être aussi sociale, voir même – osons ! – culturelle du pays. Comme toutes les élections en somme. 

Au final, je dirai quand même : peu importe.

Je terminais récemment de lire Cannibale de Didier Daeninckx. Paris, 1931, exposition coloniale.

Je compte. Enfin, je fais une soustraction pour être plus précise. 1931. 2014. 2014 moins 1931 : 83 ans. Pas même un siècle. Je resitue dans un contexte proche et familiale. En 1931, mes grands-parents étaient déjà de ce monde. Deux générations – disons trois pour être généreux – nous séparent de cette époque.

Pas besoin de s’être longtemps plongé dans des ouvrages traitant de psycho-généalogie pour sentir que deux ou trois générations, à mémoire humaine, ça n’est presque rien.

Petite aparté de Pulp Fiction :

Butch: I'll be back before you can say Blueberry pie.

Fabienne: Blueberry pie.

Butch: Okay, maybe not that fast. But pretty fast, alright?

Et voilà, je parle de colonialisme. Encore ! Encore des élucubrations dépassées et de la masturbation cérébrale de gauchistes attardés. Peut-être. Après tout, on n’invente rarement quelque chose. 

Sur les bancs du lycée républicain tricolore, je me rappelle très bien d’un cours d’histoire sur le processus de décolonisation. Oh, pas grand-chose, une petite page sur la « guerre » d’Algérie (ou le maintien de l’ordre, à l’époque c’est ainsi que le sujet était abordé) et un vague petit quelque chose sur la conférence de Bandung. C’est où d’ailleurs ça, Bandung ? En Indonésie. Merci, Wikipédia.

La décolonisation était un sujet potentiel du baccalauréat. Sensé être maitrisé donc. Le contenu laissait peut-être à désirer, mais en tout cas, nous avions eu vent de la chose et nous ne pouvions pas dire que nous ne savions pas.

Comme la vie est basée sur la dualité, tout être humain, aussi jeune soit-il, en viendra à un moment ou à un autre à se poser quelques questions. Le préfixe « dé » indiquant séparation, écart ou négation, si dé-colonisation il y a eu, il doit bien y avoir eu aussi colonisation, non ?

Et là, j’ai beau creuser dans mes mémoires de lycéenne, aucun souvenir d’avoir abordé de près ou de loin la colonisation. 

La loi française du 23 février 2005 mentionne le "rôle positif" de la colonisation. Il faudrait donc commencer par imprimer le fait que celle-ci ait été positive avant même de comprendre ce qu’elle a été tout court. Ou alors les cours d’histoire ont été revus depuis le début des années 1990. C’est peut-être ça. Enfin, j’espère.

Revenons à la Nouvelle-Calédonie. C’est un pays complexe, très complexe. Plus on avance dans sa compréhension, plus il devient mystérieux, compliqué, tortueux, torturé, etc, etc, etc. Je sais qu’il est complexe, je le trouve d’ailleurs moi-même presque opaque par moments. Mais il semble parfois qu’on aime à qualifier de complexes les choses dans lesquelles on n’a pas envie de trop s’aventurer. On ne sait jamais ce qu’on pourrait y trouver qui ne nous plairait pas ou qui nous renverrait une image que nous ne voudrions pas voir. Alors, c’est compliqué, très compliqué et point.

J’offre le dos à toutes les critiques possibles : je ne suis sur le Caillou que depuis peu de temps, je n’ai qu’une compréhension largement insuffisante de l’univers calédonien pour avoir un avis, je caricature, etc. Et bien, j’assume, car j’aime caricaturer et esquisser des schémas les plus simples possibles.

Je ne parlerai pas ici des nombreuses communautés présentes sur le territoire : descendants de colons feuillet, bagnards, immigrés économiques du Sud-Est asiatique, etc. Dressons donc un portrait simpliste. On trouve une population kanak qu’on presse de "tourner la page", de "regarder vers l’avenir" et de "se bouger". Cette même population qui récolte à deux, trois générations ou plus, un héritage lourd d’humiliations et de mépris. Un mot me vient souvent quand je pense à cette situation : la honte.

Je pense ici au rapport entre descendants de colonisés et descendants de colonisateurs, qu’ils soient locaux ou originaires de métropole, qu’ils soient liés personnellement et familialement à l’histoire du pays ou non. Il est des mémoires collectives dépassant le strict cadre individuel. Et je pense me situer du côté des derniers. Même indirectement, j’en fais partie.

Je dis "nous", car on comprend toujours mieux les blocs monolithiques. Et qu’à force de tomber dans des subtilités, et de courir de subtilités en subtilités, on finit par ne plus rien comprendre. Là encore, je caricature et je le fais volontairement.

Ils nous dérangent, les kanak. Les jeunes kanak sont des délinquants potentiels ou avérés, ils ne savent que crier "Kanaky" sans même comprendre de quoi ils parlent. Ils sont paresseux, ne veulent pas travailler, sont des assistés, ou plus souvent alcooliques. Il y en a pourtant certains qui réussissent (sous-entendu : qui vivent comme "nous"), alors où est donc le problème, on se demande. On croit toucher à l'explication : leurs problèmes sont liés aux heurts du monde "moderne" (c’est à dire encore une fois : comme "nous")  et leur univers érigé autour de principes coutumiers qu’on voudrait qualifier "d’un autre âge".

Notre message : Construisons ensemble (sous-entendu : comme nous le souhaitons) et tabula rasa de ce qui a pu se passer dans le passé. C’est vrai qu’ils nous soulageraient bien de tourner vite fait la page avec cette histoire de colonisation et qu’on n’en parle plus. Ou alors d’une manière purement rationnelle, déshumanisée, désincarnée.

Je me soucie ici encore bien peu de tomber dans la mièvrerie en disant qu’on ne fait la paix avec ses fantômes et ses ombres qu’une fois qu’on a pu les regarder, accepter qu’ils soient là sans pour autant qu’ils dirigent nos vies. Accepter l’héritage sans qu’il devienne notre fardeau, trier et ne plus porter en croix les blessures et souffrances accumulées au travers des générations et retombées sur ses épaules de loyaux héritiers d’ancestrales lignées.

C’est un véritable travail de deuil auquel il faut se confronter. Un travail au niveau personnel et dans le cas présent, un travail collectif. Les souffrances dont il est question unissent les deux parties, par le poids de l’héritage. C’est ensemble qu’il faut les regarder. Chacun pourra ensuite être libre de faire son tri et d’avancer ou non.

Il est malaisé d’être du "mauvais" côté du manche, du côté des "bourreaux", des "méchants". La mauvaise conscience trans-générationnelle refuse de se plier à cet exercice. On raisonne en termes de bien et de mal, de bon et de mauvais. On a rarement envie d’être du vilain côté du manche et surtout, on est pressé. On veut en finir vite et avancer. On a du travail, des affaires à faire, de l’argent à faire rentrer. L’économie calédonienne est un peu en berne depuis quelques temps, on a un peu peur de l’avenir, on ne sait pas trop. On avance avec des œillères et le plus vite possible. Mais là encore, je ne vais pas m’étendre ici sur cette frénésie.

Par contre, quand cette petite phrase, qui nous agace au plus haut point  et qui revient inlassablement en boucle, reviendra à nouveau sur le tapis  - "C’est à cause de la colonisation, tout ça" - suspendons notre conception limitée du temps. Au lieu de réagir émotionnellement, comme piqués à vif, asseyons-nous et ouvrons le bal. "D’accord. J’écoute".

On n’arrête pas de dire que ce pays, la Nouvelle-Calédonie est une terre de parole. Rarement pourtant les gens ne semblent s’être parlés aussi peu, ou aussi mal, au choix. Si cette terre est bien nommée, il faut parler.  Ou alors il faudra songer à la rebaptiser.

* Le titre est inspiré d’un essai de Henryk M. Broder intitulé : "Les Allemands ne nous pardonneront jamais Auschwitz"  ("Auschwitz werden die Deutschen uns nie verzeihen."). Je ne souhaite tirer aucun parallèle entre la Shoah et l’histoire de la colonisation, mais le titre interpelle de part l’inversion de perspective.

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