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Billet de blog 24 juin 2010

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On ne leur pardonnera jamais !

Au ballon rond, on a longtemps préféré le ski ou le tennis, valeurs nobles laissant primer la réalisation individuelle sur l'enivrement de groupe. Une sorte d'exception française, un îlot au milieu d'une Europe entièrement acquise à la cause des corners et pénaltys depuis déjà belle lurette.

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Au ballon rond, on a longtemps préféré le ski ou le tennis, valeurs nobles laissant primer la réalisation individuelle sur l'enivrement de groupe. Une sorte d'exception française, un îlot au milieu d'une Europe entièrement acquise à la cause des corners et pénaltys depuis déjà belle lurette.

On regardait avec effarement les hooligans anglais s'acharner sur des supporters italiens en Belgique. This is England! On se pinçait le nez devant les supporters allemands, remplis de bière et beuglant leurs Schlager barbares. Deutschland ! ‘Schland ! ‘Schlan' ! On soupirait de lassitude devant les pirouettes théâtrales des habitants de la Botte. Ma che c... ! On secouait la tête devant ces pauvres Espagnols, Portugais et autres latins, envoûtés et aveuglés par des dribles quelconques, indifférents aux problèmes politico-économiques de leur pays. ¡Ten cuidado!

C'était sans compter sur la fatigue de Dame Marianne, qui commençait à sérieusement battre de l'aile. Au lendemain des années euphoriques ponctuées de « Touche pas à mon pote », portées par la jeunesse des Béruriers qui « emmerde le Front National », on avait le vin un peu triste et le moral dans les chaussettes en 1990. Mais un peu de patience et 1998, avec dans sa foulée 2000, allaient venir consoler notre mélancolie, qui menaçait de se transformer en symptôme chronique. On avait retrouvé des couleurs. On était « black, blanc, beur » !

Ah, on était fier de cette équipe qui ne ressemblait à aucune autre, et surtout pas à celle de nos voisins européens. On méprisait les commentaires des journalistes étrangers, notamment allemands, qui ricanaient jalousement en parlant de l'« autre équipe africaine ». On était en avance sur notre temps, on était les champions du monde de la société moderne et du discours post-assimilationniste. On en profitait pour faire table rase de toutes ces discussions stériles autour d'une intégration ethnico-religieuse en rade et d'un ascenseur social en panne.

Petit soubresaut et élimination express en 2002 ? Qu'à cela ne tienne. A ce moment-là, on regardait encore un peu la performance sportive et il est vrai qu'elle n'avait pas été au rendez-vous cette année-là. Alors, pas de regrets. Avec tout le baume dont s'était parfumé notre cœur, on avait de quoi tenir longtemps. Qu'on pensait !

Mais notre frêle équilibre vacillait déjà. 2006 nous apportait les premières incertitudes. On n'était soudain plus très sûr du sujet. Compétences sportives ? Différences culturelles ? Sensibilités religieuses ? Fracture sociale ? Un coup de tête bien cadré qui fera couler beaucoup d'encre.

On commençait à perdre la foi. Mais à peine le mythe trouvé, comment laisser couler le navire sans sombrer avec ? Alors, on opinait négativement du chef devant les propos de Monsieur George Frêche, qui regrettait que l'équipe de France compte « neuf blacks sur onze ». Quelque part, c'est vrai que ça nous interpellait aussi, autant de Noirs sur le terrain... pardon de Blacks... Comme si le terme anglais « black » apportait curieusement un caractère politiquement correct à toute intervention !

Bon, on ne savait plus trop si on y croyait ou si on avait voulu y croire. 2010 sonne notre glas. La machine s'est grippée. On ne tombera pas dans les ragots de bas étage, à savoir qui a commencé quoi, qui a dit quoi et pourquoi. On ne s'étendra pas sur de possibles caprices de joueurs possiblement surpayés. Mais on est convaincu que quelque chose s'est brisé.

Pour un pays qui faisait si peu de cas du football, c'est un exploit. Le réveil est brutal et on se rappelle brusquement qu'en fait... on n'a jamais vraiment aimé le foot. Honnêtement, on ne s'y est même jamais véritablement intéressé. Enfin, on avoue que les prouesses techniques sur gazon pendant quatre-vingt-dix minutes plus temps additionnel, plus prolongations si nécessaires, plus tirs au but si rien ne se passe pendant prolongations, eh bien... on s'en... comment dire... ça nous en touche une, sans... pour rester poli... Bref, on s'en fout. De toute façon, on n'y connaît rien. A l'école, on a toujours été nul, c'est pour ça qu'on nous mettait dans les buts, pour éviter la catastrophe sur le terrain. Alors pourquoi une douleur si aiguë ?

On souffre car c'est le miroir qu'on a dessiné de notre société qui s'est brisé. Aïe aïe aïe, sept ans de malheur !

On nous ressert le thème des valeurs, de l'identité, du communautarisme. Il est même question de racisme anti-blanc. Le clan des cités. L'origine sociale qui détermine aussi les affinités. Les joueurs issus des cités dites sensibles qui se serreraient les coudes. Et la conclusion d'Alain Finkelkraut avec « l'esprit de la cité (qui) se laisse dévorer par l'esprit des cités ».

Mais ce n'est pas le prétendu échec de l'intégration, soi-disant incarné aujourd'hui par l'équipe de France, qui nous dérange vraiment. Au fond, c'est notre pays, en panne, à la recherche chimérique d'une identité improbable qui nous fait si mal. Perdu dans un dédale de questionnements existentiels, en proie à toutes sortes de fantasmes pour se convaincre de son existence. Avec une équipe gagnante, on pensait avoir trouvé un mirage identitaire auquel se raccrocher. Mais l'équipe de France n'a pas continué à jouer le jeu qu'on lui demandait. Pas le jeu sur le terrain. Mais celui qui consistait à nous faire rêver notre société et par-là même notre vie. Le discrédit qu'on lui reproche, c'est le notre.

Nous ne rêvons plus. Nous sommes simplement, ennuyeusement, mornement, banalement, tristement, immanquablement, froidement, cruellement, violemment, insolemment Français. Et nous revoilà à la case départ : nous ne savons toujours pas ce que cela veut dire et surtout, nous continuons à nous poser la question. Nous qui avions découvert sur le tard le pouvoir cathartique du football, il nous faut continuer sans lui.

Alors vraiment, comment cette équipe de France a-t'-elle pu nous faire ça ? Comment ces joueurs ont-ils osé commettre l'irréparable ? Gagner en 1998 ! Décidemment, on ne leur pardonnera jamais !

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