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Billet de blog 29 octobre 2010

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Notre père qui êtes si vieux...

  C'était la viande de chèvre. Désormais, j'y serai allergique, comme à beaucoup d'autres choses par la suite puisque je suis une allergique chronique, une susceptible virale.

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C'était la viande de chèvre. Désormais, j'y serai allergique, comme à beaucoup d'autres choses par la suite puisque je suis une allergique chronique, une susceptible virale. D’ailleurs, je me demande si ces allergies n’ont pas commencé avec le kebab à la chèvre. Comme presque tous les mois d’août à Ankara, il devait faire dans les trente-cinq degrés à l’ombre.

Une chaleur sèche et brûlante comme seules en réservent les zones de climat continental. Encore une marche, une autre, puis une autre. La tête me tourne, je sens ma langue qui devient blanche. Le soleil se réfléchit de tous les coins de l’esplanade. Les yeux me brûlent, je préfère les fermer et imaginer que je suis ailleurs, loin de ce déluge de soleil et de chaleur.

Mais la pierre du bâtiment à ciel ouvert me rattrape. Elle passe à travers les semelles de mes chaussures et me brûle la voute plantaire. J’avance au hasard, je bute sur une marche, j’ouvre les yeux, je suis aveugle. Et cette viande de chèvre dont les relents ne cessent de monter et descendre le long de mon œsophage. Et tout autour de moi, tellement de monde. Des enfants qui courent, des adultes qui essaient de les rattraper, des étudiants qui gloussent, des touristes armés de leur appareil photo. Et moi, toute petite au milieu de ce manège infernal. Moi qui voudrais disparaître.

Atatürk a 110 ans indique la panneau électronique. Mais ça, je ne le comprends pas encore. Je ne comprends pas, tout simplement parce que je ne sais pas encore lire. J’ai cinq ans, petite gamine gringalette, timide et vaguement rouquine. Complexée déjà par ma roussitude et ces tâches de rousseur qui me donnent l’air d’une « étrangère ».

Cette fois, c’est ma mère qui me traîne par la main parce que je n’arrive presque plus à avancer. On dirait qu’elle ne voit même pas l’état second dans lequel je me trouve. Je ne sais pas encore ce que ça veut vraiment dire mais j’ai l’impression que je suis en train de mourir. D’un pas décidé, elle me fait presque voler dans les airs. Je n’ai jamais vu un endroit aussi peu accueillant. Au fond, il y a deux militaires, l’un habillé en bleu, l’autre en vert. Un soldat de l’armée de mer, un de l’armée de terre. Droits comme des bâtons, le regard fixé sur un point indéfinissable, l’arme de côté. Nous nous rapprochons d’eux, à une telle vitesse qu’il me semble que je vais m’encastrer dans l’un deux.

Les deux militaires gardent l’entrée du mausolée. Là où repose la dépouille d’Atatürk. Notre père à tous, le père des Turcs. Atatürk, de son vrai nom Mustafa Kemal, né en 1881 dans la ville de la Thrace occidentale alors sous domination ottomane, Thessalonique. Un grand homme bien bâti, plutôt blond avec de profonds yeux bleus. C’est drôle mais ceux qu’on appelle les Turcs sont à l’origine des êtres petits, avec les jambes arquées, les cheveux noirs et les yeux bridés. Ils ressemblent à des Mongols, ce qui est normal puisqu’ils sont issus d’une région voisine, le Mont Altaï. C’est là que naquirent ces fameux forgerons qui allaient engendrer les peuplades turques. Mais aujourd’hui, et depuis 1923, année de la fondation de la République de Turquie, les Turcs se reconnaissent comme les fils et les filles d’un père qui en réalité, leur ressemble si peu.

Mais au moins, il est un père. Pour les gens qui n’en ont pas. Ou pas vraiment. Comme moi. J’ai déjà vu mon père, mais il me fuit. Même quand il est à mes côtés, tout son être transpire de vouloir s’évaporer. Pour ne pas me voir. En fait, je ne sais pas ce qu’il pense de moi. Et je ne sais pas ce que je pense de lui. Il me semble que normalement, un père est quelqu’un de proche, d’aimant et de protecteur. Comment se comporter alors avec un père qui ne veut tout simplement pas l’être ? L’exemple de ma famille est un mystère, je ne connais personne dans mes amis qui connaissent cette situation. Alors, je n’ai aucun modèle sur lequel m’appuyer, je trace moi-même les lignes de conduite.

Légalement, je suis née de père inconnu. Pourtant, mon père n’est pas inconnu puisque je sais qui il est. Mais il ne m’a pas reconnue, comme on dit. Cette reconnaissance qui fait officiellement d’un homme un père. Peut-être que sans cette reconnaissance, on peut aussi être un père. Mais le mien n’est un père ni reconnu ni une autre forme de père. Il n’est simplement pas un père, il n’est rien. Les liens du sang ont la limite des liens sociaux. Mon père ne veut pas être mon père car il ne peut pas. Sa famille religieuse n’accepterait jamais une telle union, ni un enfant né d’une union en dehors de liens matrimoniaux. C’est ce qu’il a dit. L’homme oriental est faible, de cette faiblesse liée à la relation œdipienne non surmontée qu’il entretient avec sa mère. C’est lui le sexe faible. Mais ça non plus, je ne le pense pas encore.

Alors, au moins, j’ai un père. Atatürk. Atatürk qui offrit sa fierté au peuple turc. Jusqu’aux années précédant de peu l’avènement de la République, le mot « turc » était presque une insulte. Le Turc était le paysan rustre, l'homme des campagnes, illettré et bourru. Au contraire de l’Ottoman citadin, lettré et sophistiqué. Atatürk offrit une nouvelle naissance au concept de « turquitude », qui soudain devait signifier le rassemblement autour d’un peuple, d’une culture, d’une langue. Sans doute nécessaire pour concilier et réunir les masses autour du projet nationaliste de l’époque, ce concept ne tardera pas à prendre des allures de nationalisme outrancier. Nécessaire au départ, une majorité de la population s’y enferma rapidement. Jusqu’à aujourd’hui, il semble que le complexe et la peur profonde d’être battus, humiliés, comme les Ottomans, poussent les masses vers ce nationalisme exacerbé, qui est devenu à bien des niveaux une composante de l’identité turque.

Enfin, moi à cette époque, je ne connais rien de tout ça et je m’en fiche. Je suis seulement malade, la tête me tourne, mon estomac rebondit à chaque pas. Les soldats sont de plus en plus proches. Ils sont là, devant nous, devant la porte d’entrée du Mausolée. Là repose notre père, le père des Turcs, mon père. Dans un ultime effort, mon estomac se soulève une dernière fois, la fois de trop. Le père des Turcs, mon père, Atatürk, tout se noie dans mon esprit. Et la viande de chèvre se retrouve à mes pieds et sur ceux du soldat de l’armée de terre, noyée dans un mélange de bile, de coca-cola et de morceaux non identifiables. Une large flaque d’un vert pâteux s’étend. Je lève les yeux, terrifiée, mais le soldat fixe toujours le même point perdu au lointain. Son visage reste impassible. A cinq ans, je venais de commettre mon premier acte de rébellion personnelle et politique.

Aujourd'hui, la République de Turquie fête son 87ème anniversaire. Noter que toute ressemblance avec des personnes ou des situations existantes ou ayant existé ne saurait être que fortuite.

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