Made (1) sentait l'appréhension la gagner en voyant approcher la date de la cérémonie.
Les préparatifs étaient grandioses, et depuis des mois ses parents économisaient la moindre rupiah (2).
Tout le monde tressait les paniers d'offrande, de la grand mère au tout petit frère Wayan Balik (3).
Malgré tout, le passage de son état de petite fille à celui de jeune femme prête au mariage la rendait fière. Puis elle n'y allait pas toute seule : deux cousins et son frère Ketut (4) allaient subir aussi le rituel. Seule sa jeune soeur était pour l'instant épargnée.
C'est une grande aventure. Cela la rendrait plus sage, chasser les démons et l'embellir. Ce qui, elle devait se l'avouer, n'était pas une des dernières raisons.
Elle ferma les yeux. L'image de la torture s'effaçant devant le visage tant aimé de Agud pour qui elle aurait subi bien pire. Le truc c'est qu'elle ne savait pas encore si ses parents allaient l'autoriser à vivre cette jolie histoire d'amour. Puisqu'elle n'avait que quinze ans et surtout Agud était originaire de Sumatra. Ils s'étaient rencontrés au marché aux fleurs d'Ubud où il avait eu ce geste si romantique en lui tendant une fleur d'hibiscus qu'elle avait aussitôt glissée derrière ses tresses.
Depuis, elle l'avait vu régulièrement et avait remarqué qu'il faisait souvent ce type de cadeau à des femmes occidentales. Mais cela faisait partie de son travail, et lui permettait de ramasser quelques roupies de plus...
La cérémonie appelée Matatah (5) aura lieu dans le temple familial où tout le village est invité.
Tous les candidats au limage des dents, garçons en blanc, filles en sarong coloré, défileront au son des xylophones du gamelan (6). L'odeur de l'encens sera entêtante, suffisamment pour étourdir et ôter toute peur de l'âme des adolescents.
Puis le sangging (7), balian (8) de la quatrième caste (9), présidera la cérémonie. Il commencera par citer par leur nom tous les jeunes candidats, les bénira avec l'eau et un mantra puissant.
Ensuite, à l'aide d'un solide marteau, pendant que les jeunes gens seront étendus sur des lits, il tuera à coups bien appliqués, les démons cachés derrière les canines, pointues comme celles d'un démon, et les incisives. En accomplissant ce rituel, le sangging tue les ennemis, les six péchés capitaux : paresse, désir, gloutonnerie, ivresse, errance et jalousie.(10)
Les futurs limés sont entourés de leurs proches, car ce moment de faiblesse risque de laisser passer les démons. Il faut donc qu'ils soient étroitement surveillés et couvés par leur famille. Ils sont recouverts d'habits de fête, colorés. Made sait qu'elle devra être forte, fermer toute porte aux pensées impures. Pour ça, elle se bénira elle-même à l'aide de l'eau des offrandes.
Pour l'avoir vu de nombreuses fois durant son enfance, elle sait qu'ensuite le sangging déposera dans leur bouche un morceau de canne à sucre pour maintenir les mâchoires ouvertes. Puis à l'aide du kikir (11) il va limer les six dents, une pour chaque ripu.(12)
Il lui faudra ensuite cracher la poudre de dents et le sang dans une demi noix de coco. Elle sait bien qu'elle va avoir mal pendant quelques jours. Mais la poudre de ses dents sera enterrée dans le lieu le plus saint du temple familial. Le pouvoir de ce geste sera toujours proche d'elle et des siens.
Le repas qui clôturera la cérémonie sera composé des six saveurs : amer, sucré, acide, salé, brûlé, épicé.
Elle est prête. D'avoir repassé dans sa tête toute la cérémonie la rassure. Puis Agud lui sourit. Ses dents sont propres et limées selon la coutume. Made est heureuse.
1-3-4 : Le nom de famille à Bali n'existe pas. L'on donne un nom à l'enfant selon son choix, son apparence etc.
Pour le prénom, c'est simple. Il est donné selon l'ordre de naissance. Le premier enfant s'appellera Wayan ou Putu si c'est un garçon et Gede si c'est une fille. (l'ainé)
Le second enfant s'appellera Made ou Kadek, fille et garçon (le moyen)
Pour le troisième on utilisera Nyoman ou Komang (le dernier).
Les balinais ne désirent pas avoir plus de trois enfants, mais parfois... le petit dernier s'appellera donc Ketut (la fin)
Et si ça ne fonctionne pas, on recommence le cycle en ajoutant Balik (repris)
Made est donc la seconde enfant et Wayan Balik le cinquième.
2- monnaie indonésienne : un euro représente environ 12 000 rupiah
5- cérémonie du limage des dents, vient du mot natah qui signifie tailler, sculpter en balinais. On peut également l’appeler masangih, de sangih (limer). En bahasa indonesia on parlera de potong gigi (couper les dents).
6- ensemble des instruments de musique comprenant xylophones, tambourins, flûtes et divers instruments de musique.
7- peintre, artiste. Personne qui lime les dents.
8- shaman de la 4ème caste -
9- 4 castes à Bali :
Brahmanes, religieux
Kshatryas, guerriers, noblesse de guerre, descendants des princes qui gouvernèrent l'Ile.
Vaiças, fonctionnaires, marchands, nommés par les Kshatryas
Et enfin 90% de la population appartiennent à la caste des paysans, roturiers, les Sudra.
10- Péchés capitaux (6 pour eux...)
11- lime qui sert à limer les dents
12- ennemis (dans ce cas, les péchés capitaux)