Les beignets de sardines ! Tu vois, je crois que c'est à cause de ces beignets que j'ai réalisé que nous étions des pauvres. Jusqu'à présent, je ne m'en étais pas inquiétée outre mesure. Mon enfance était joyeuse. Il me semblait curieux d'habiter chez mes grands-parents, mais j'y étais bien, choyée et aimée. J'allais chercher le lait à la ferme, nous avions des œufs et des poules, quelques lapins aussi. Cette semaine-là, il semblerait que les poules avaient fait la grève, et les lapins devaient être tout jeunes.
Je revois ma grand-mère, le porte-monnaie à la main, comptant ses sous un à un, pièce après pièce, tellement concentrée qu'elle ne m'a vue qu'au dernier moment.
Je sais, ça va te paraître absurde, mais j'ai ressenti à cet instant-là un grand froid. Peut-être pour la première fois, j'ai eu peur. Ma grand-mère était pâle et ses yeux pleins de larmes.
Elle m'a seulement dit qu'elle partait faire des courses. Elle est revenue avec une caisse pleine de sardines et certaines consignes. Il fallait faire semblant d'avoir envie de les manger ces sardines, en beignets, grillées, à l'huile, de toutes les manières possibles. Parce que certainement mon grand-père n'allait pas apprécier le menu quotidien...
Je devais aussi aller chercher le pain chez la boulangère tous les matins, et dire que j'avais oublié le porte-monnaie. J'ai trouvé cette idée absurde et tu t'en doutes, j'ai protesté ! Je ne voulais pas paraître tête-en-l'air...
Alors ma grand-mère m'a montré l'unique pièce de monnaie, vingt centimes. Elle m'a juste dit que nous n'aurions rien d'autre pendant toute la semaine ; il ne fallait surtout pas que j'en parle à mon grand-père...
Comment imagines-tu que l'enfant que j'étais a réagi ? J'étais solidaire de ma grand-mère, mais solidaire aussi de cet homme que j'aimais plus que tout au monde... Je mangeai mes beignets de sardines, il mangea ses sardines grillées sans rien dire toute la semaine, j'allai chercher le pain... La boulangère, fine, fit semblant de croire à mon oubli quotidien. Et avec le gros pain, emballé dans un sachet, il y eut tous les jours, parfois un pain au lait parfois une brioche...
Te l'ai-je dit ? Mon grand-père était un grand accidenté du travail. Tombé dans une cuve de savon, il y avait laissé un bras et un doigt de la main restante. Mais sa pension d'invalidité était insuffisante. Il avait donc trouvé un petit boulot de gardiennage, ce qui nous permettait d'avoir un toit. Les patrons avaient laissé à sa disposition une petite maison, dans laquelle nous nous entassions, mes arrière-grands-parents, mes grands-parents et moi. C'était des braves gens, il faut dire. Nous avions un petit coin de jardin à nous, et nos chats.
Je ne sais pas si tu vas me croire, mais j'adorais aller manger le pain sec réservé aux lapins. La boulangère, après ces oublis répétés de porte-monnaie avait pris l'habitude de nous donner ses invendus pour les bêtes. Et moi, quand j'avais faim, envie de goûter, j'allais chercher dans le sac du poulailler de quoi me régaler. Il y avait des trésors dans ce sac : des pains briochés, des pains aux céréales, des baguettes.
Si tu n'as jamais mangé un quignon de pain sec accompagné de petits pois du jardin tout juste écossés, tu ne peux pas imaginer quel moment de bonheur ça peut être. Bonheur double, puisque ça me permettait de laisser le pain frais à mes grands-parents.
Tu m'as connue plus tard. J'avais réintégré la cellule familiale. Ces parents que je ne connaissais pas. Tu sais pourquoi je suis partie ? J'ai toujours laissé croire que le voyage en paquebot et la merveilleuse île où nous allions vivre étaient les raisons principales, mais non : parce que j'avais compris quelle charge j'avais été pour ceux qui m'ont élevée. Il était temps que je les laisse vivre sans moi. Tout ce chagrin pourtant. Le leur et le mien.
Tu m'as, il y a peu de temps, surnommée la petite fille du paquebot. J'ai aimé ces mots. Je voulais écrire quelque chose sur notre rencontre, il y a si longtemps, sur ce paquebot qui m'emportait loin de ceux que j'aimais, vers cet endroit où il fallait que j'apprenne à vivre avec des parents inconnus. Puis j'ai pensé aux sardines, à ta vie d'homme riche, à ma vie de fillette pauvre et à ces idées qui toujours nous sépareront...