Cet après-midi là, j'étais dans la cuisine, et je regardais avec admiration mon arrière-grand-mère, Néné, confectionner des gnocchis pour le diner du soir. Elle m'en mettait l'eau à la bouche. Taquine, elle ne me laissait pas attraper la bille qui se formait sous ses mains expertes. Le « coup de patte » est particulier. Il faut faire une boule de ce mélange savoureux et d'un coup de dents de fourchette, former le gnocchi. Elle allait vite, et le saladier se remplissait pour mon grand bonheur de gourmande.
J'adorais piter ça et là, des petits morceaux de pâte. Cannelloni crus, raviolis à peine formés, tagliatelles ; tout était magique pour la petite fille que j'étais.
Je la comprenais. Elle parlait un italien étrange, mêlé de patois, de français, de mots inventés.
Tout en cuisinant, elle me racontait des histoires extraordinaires, vraies pour la plupart, qui me donnaient un frisson de peur, mais que j'aimais par-dessus tout.
C'est par elle que j'ai su que nous étions des filles et petites filles d'un évêque fauteur, et que nous étions maudites pendant sept générations, à n'avoir que des filles. En ce temps-là, je ne savais pas ce qu'il avait réellement fait, mais je le trouvais gonflé de nous avoir interdit d'avoir des garçons...
Lorsque ma grand-mère écoutait ainsi parler sa mère, ça la mettait en rage.
« pourquoi racontes-tu ça à cette gamine ? Tu ne crois pas qu'elle a assez de problèmes comme ça ? »
« mia figlia ! Que voleva? Me demanda, poverina ! »
Bien sûr que je demandais, je ne voulais rien d'autre qu'écouter ma Néné, elle me sauvait, m'apportait du rêve :
« Néné, raconte l'histoire du monsieur enterré vivant ! »
Ma grand-mère levait les bras au ciel et partait se réfugier dans le jardin, tenir compagnie à son homme, l'homme de ma vie, mon grand-père. Lui, mon grand consolateur, passait beaucoup de temps à travailler dans le jardin. Qui n'était pas le notre, mais celui des « patrons » chez qui nous logions. Invalide, un seul bras à quatre doigts, bien de la chance encore de ce travail là...
Invariablement, Néné répondait :
« Via, figlia, la bambina resta con me ! »
Et j'étais donc, dans cette délicieuse journée qui s'étirait en pleine quiétude, pendue à ses lèvres, pendant qu'elle me racontait une énième fois l'histoire de l'homme enterré dans le jardin. J'adorais le moment où sa femme, apeurée d'entendre des coups sur le cercueil, partait s'enfermer dans la maison, plutôt que d'avertir quelqu'un. On l'avait retrouvé, le pauvre homme, agrippé au couvercle, mort pour de bon cette fois-ci, quand une âme charitable, refusant l'idée du fantôme cogneur, s'est mis à creuser la tombe.
J'étais déjà fan de polars noirs...
Néné était la personne la plus géniale que je connaisse. Elle avait de longs cheveux gris, qu'elle coiffait en chignon, après les avoir brossés pendant des heures. Elle mettait toujours de longues robes noires, tombant jusqu'à ses chevilles. Lorsqu'elle était dans le jardin, je la voyais subitement écarter les jambes. Elle urinait ainsi, à l'ancienne, sans pour autant arrêter son ouvrage.
C'est d'elle que je tiens d'être levée aux aurores. Elle ne me laissait jamais faire une grasse-matinée. Pour elle ce temps était perdu. Elle me faisait écouter les chants des oiseaux du matin, m'expliquait le coq, me réchauffait mon lait et déjeunait, debout, pendant que je mangeais mes tartines.
Elle prévoyait pour moi une grande destinée, puisque déjà prématurée, j'étais née « coiffée ». Je la croyais, mais je préférais l'histoire de mon sauvetage par un des chats de la maison, tuant une vipère décidée à se couler dans la couverture sur laquelle j'étais couchée, à l'ombre du tilleul, emmaillotée solidement et bien serrée, rançon des jolies jambes...
Cette destinée, ils étaient justement en train d'en parler, pendant que je rêvassais, les mains pleines de farine.
Mes parents étaient là, tous les deux. Ils évoquaient ma lubie d'inventer des histoires à dormir debout : « la vache et le pot de fleurs ! Une imagination pareille ! »
J'avais renoncé à expliquer, mais, devant mes hurlements, ils avaient cédé et renoncé aux séances chez le dentiste.
Malgré tout, je me sentais inquiète. Le ton était en train de monter entre mes parents. Je détestais les voir. Je ne les connaissais pas, et ne voulais pas les connaître. J'imaginais que, puisqu'ils m'avaient laissée avec mes grands-parents, je n'étais peut-être pas leur enfant ; d'autant plus qu'une petite sœur était née, contre mon gré, alors que j'avais demandé, supplié, un petit frère noir. Et elle, vivait avec eux...
Les bruits de dispute s'étaient amplifiés. J'entendais une voix masculine, que j'identifiais comme celle de mon père, criant « tue-moi ! Tue-moi ! » J'étais en plein drame. Je n'arrivais pas à bouger, terrifiée de voir un mort. Je l'imaginais, comme dans l'histoire, tapant sur le couvercle d'un cercueil, que personne n'allait ouvrir.
Plus tard, une fois les larmes parentales séchées, mon père est venu dans ma chambre. J'étais couchée depuis un moment, et prête à dormir. Mon chat préféré était enroulé à mes pieds, et mon livre toujours serré dans mes mains. J'aimais beaucoup garder avec moi les livres que je lisais. Je ne sais plus le titre de celui-ci. Certainement un « Club des cinq » ou « le général Dourakine » de la Comtesse de Ségur. Mes préférés du moment.
Mon père était donc assis sur mon lit, essayant maladroitement un câlin, qu'il n'a jamais su faire. Je le comprends maintenant. J'étais une vraie sauvageonne, passant plus de temps sur les arbres de la campagne, réfugiée avec les chats, solitaire et plongeant mon âme dans les livres, plutôt qu'à jouer avec des amies que je n'avais pas.
Je le revois ce soir-là, essayer de nouer le dialogue, expliquant sa crise, le fait qu'il n'avait pas connu sa maman, et toutes sortes de choses que je ne voulais pas entendre.
Il m'a donc laissée après avoir proposé, pour mieux me connaître, une escapade « en amoureux », un père et sa fille, dans sa famille en Champagne.
Bien évidemment, pour moi, il était hors de question de partir avec lui.
J'étais perturbée. Mais je me suis endormie tenant encore mon livre, comme un doudou.
Pourtant, le lendemain, tout était décidé. Mes parents étaient encore là. Pendant le petit déjeuner, ma mère avait enclenché le tourne-disques, et Dalida chantait. Mon père est alors venu m'embrasser, puis m'a expliqué notre escapade : nous allions partir dans quelques jours, et j'allais pour la première fois rencontrer mes cousines. Il tenait dans ses mains deux de mes livres, ceux qui étaient la veille au soir sur ma table de nuit.
« Voilà », me dit-il. « Lorsqu'on rend visite à ses cousines que l'on n'a jamais vues, on leur emmène ce qu'on a de plus cher. J'ai cru comprendre que tu aimais par-dessus tout tes livres. Tu vas donc leur offrir ces deux-là pour leur prouver ton plaisir et ta joie de faire enfin leur connaissance.
C'est à ce moment-là, en plein petit déjeuner, que mon cœur s'est décroché, et a roulé sous la table. Vraiment. Je l'ai senti tomber à mes pieds. Je suis allée le chercher, désespérée, et je ne l'ai pas trouvé. Et pendant que je cherchais, Dalida chantait.
Je ne me souviens plus des quelques journées précédant notre départ. Je me souviens seulement de mes larmes cachées dans la voiture, et de ce long voyage pendant lequel j'ai refusé de descendre pour me soulager. J'ai arrosé le siège arrière de liquides divers, allant des larmes au pipi que je ne pouvais plus retenir. J'ai donné mes livres et perdu mon cœur de petite fille.