
Rouge... Derrière mes paupières fébriles la couleur s'intensifie, rouge écarlate, rouge sang, rouge tempête.
J'essaie d'ouvrir les yeux. Le blanc m'aveugle, me terrifie. Je préfère me plonger dans cette couleur liquide, et sentir ce rouge couler comme la rivière dans laquelle j'ai l'impression d'être plongée. Une fraicheur rassurante, presque tendre, semblable au poids d'un petit corps blotti et ronronnant contre mes jambes.
Sans douleur. Sans pensée. Une quiétude infinie en attendant que la réalité m'absorbe. Je n'ai pas envie de faire face, et pourtant je sais.
Cette sortie en montagne, programmée presqu'au dernier moment, ne me semblait pas insurmontable. J'avais appris à aimer la marche, pas trop difficile, et je me savais capable de faire de longues randonnées, de plusieurs heures, et même de plusieurs journées.
Nous devions partir entre amis, et le temps était superbe. Le week-end s'annonçait intéressant.
La douleur explose soudain. Je la laisse m'envahir toute entière, en intimant à mes paupières de rester closes. Je ne veux pas avoir mal à l'âme, mon corps suffit.
Départ matinal, comme toujours. Marcher le matin, quand le jour se lève à peine, dans une nature tout juste réveillée et pleine de rosée.
Peu à peu le sentier se fait montée, se charge de lacets serrés, les genêts sentent bon, les ronces caressent les jambes sous les vêtements, il fait chaud, le corps s'adapte à la marche, nous parlons peu. Le souffle manque parfois, ce qui ne nous empêche pas de rire, ou de se dire quelques mots. Une seule amie a pu se joindre à nous, elle a presque le double de mon âge, mais avance aussi bien que moi.
Il faut maintenant que je fasse taire cette douleur dans mon corps. Je l'oblige, avec mes yeux fermés, à partir le long de la rivière rouge, à se laisser emporter par le tumulte grossissant du courant, je fais fuir ce mal que je visualise, trimballé et bousculé par la montée d'une eau couleur de sang.
Mon amie est la première à me demander si je vais bien. Elle sait qu'un enfant grandit dans mon ventre, petite crevette tout juste formée, deux petits mois pendant lesquels elle s'est déjà blottie dans mon coeur.
Je me sens sereine. Pourtant, je commence à réfléchir sur la nécessité de partir marcher deux jours entiers. Mais la balade semble facile, pour le moment même en montée, tout va pour le mieux. J'apprécie chaque pas, chaque brin d'herbe, chaque chant d'oiseau, chaque caillou qui roule sous ma chaussure.
L'air est de plus en plus sec et chaud. Je m'arrête souvent pour boire, le souffle me manque. La pause arrive heureusement, au bord d'un filet d'eau, derrière le sentier qui conduit aux ruines d'une ancienne chapelle. Nous profitons d'une petite sieste ombragée, courte, mais nécessaire.
Au moment de partir, je ressens un petit tiraillement dans mon ventre, je relâche le bouton de mon short. J'ai du trop manger, je m'en veux un peu, je sais qu'en marchant tout ça va se réguler.
Je m'oblige à plonger dans cette rivière sanglante à la recherche de mon souvenir. Je n'ouvre toujours pas les yeux, ce que je vois à travers mes paupières me suffit.
La journée de marche est finie. Nous installons nos duvets dans le refuge. Je choisis de dormir au plus près de la porte. Je ne me sens pas bien du tout. J'ai mal au ventre, au dos. Je regarde le ciel, je m'endors.
Ce sentier du lendemain, je le revois dans tous mes rêves. Chemin tortueux, sans fin, sans montée, plat et morne. Long, comme il me semble long ! je me tords de douleur, personne ne prend la mesure de ma souffrance. Les deux autres avancent, tout juste un regard pour voir si je suis. J'ai juste envie de me poser, là, sur le sol, de me laisser noyer par les vagues qui contractent mon corps. Je suis horriblement consciente de ce qui m'arrive. Et je sais aussi que cette sortie, décidée par lui, était programmée pour ça. Je lâche prise, les larmes et le sang coulent, les autres me voient enfin.
Mes yeux, malgré moi, s'ouvrent sur la blancheur des draps rêches de la clinique. L'enfant s'est noyé dans la rivière couleur de sang. Je suis seule, terriblement seule. Je suis triste, terriblement triste. Je n'oublierai pas l'indifférence du géniteur. Mon enfant est parti au fil de l'eau sanglante, petit déchet hospitalier, si petit, si fragile, qu'il a été tué par une randonnée.