Il a le regard bougon ce matin. Ses yeux bleus fulminent quand il regarde ma mère. C'est de nouveau le grand départ, et rien n'est prêt. Du moins à sa convenance. Lui, c'est mon père de substitution, mari de ma mère depuis plus de vingt ans.
Il est six heures, ce dimanche matin. Je suis levée pour les consignes : clés, jardin...
Dernières recommandations : « ferme le garage » « n'arrose pas trop » « sors Minette »
Encore endormie, je les regarde partir. Maman est au volant. Ses yeux à lui m'obéissent quand je lui fais signe d'attacher sa ceinture. Elle, ma mère n'en fera comme d'habitude qu'à sa tête, esquissant le geste, mais laissant la ceinture pendre à ses côtés. Gare aux flics...
Sous ses airs d'homme de la terre (pourtant ancien marin aux cuisines) s'est glissé le père que j'attendais. Il m'a fallu du temps et des années de presque froideur pour m'en rendre compte.
Et me revient ce que j'appelle mon péché d'indifférence, une chose qui me hante, qui me donne les larmes aux yeux. Il a certainement oublié cette journée lui, mais moi, je vais la trainer toute ma vie.
C'était il y a cinq ou six ans. Ma mère était hospitalisée pour une petite semaine. Rien de bien grave, heureusement.
Ce jour-là, je devais récupérer ma fille au lycée à midi et demie. Je sortais du travail, et j'étais un peu pressée. Mon père nous avait proposé de manger avec lui, mais nous étions toutes les deux en retard, et nous avons grignoté devant la télé, tout en discutant de choses et d'autres.
Soudain m'est revenu en mémoire l'invitation de mon père. Trop tard !
Je suis donc montée pour le voir deux minutes et lui dire que nous avions mangé et que nous repartions dans nos activités respectives.
Quand je suis arrivée dans la salle, j'ai immédiatement regretté ma légèreté. La table était mise. Il avait sorti les jolies assiettes, mis les verres de cristal. La nappe était propre et les serviettes assorties. Dans nos assiettes, nous avions des petits pains frais, et la viande attendait au chaud dans la cuisine.
Il ne m'a rien dit. Je n'ai pas su m'expliquer. Un chagrin immense est monté à mon âme. Vraiment. Je l'ai vu là, à sa place, tout seul devant son assiette. Je ne me pardonnerai jamais.
Je suis triste un peu. J'attendrai toute la journée le coup de fil me disant qu'ils sont bien arrivés, là-bas, au bout des six cents kilomètres, que comme d'habitude, ma mère va vouloir faire « d'une traite »
Ils sont bien arrivés. Je peux respirer.