C'est un endroit sombre et petit. Des grilles tout autour de moi, du bois, un chiffon. Je ne me souviens de rien, j'ai peur.
J'entends un bruit qui me calme et m'apaise, je ferme les yeux ; je ronronne... il y a bien longtemps que ce bruit ne m'apaisait plus. Je sais que mon existence prend fin ce soir. Je l'ai lu dans ses yeux à elle quand elle m'a mis dans la cage. Je ne lui en veux pas, car je sais qu'elle ne peut faire autrement...
J'aurais tant voulu pourtant.
La première fois que j'ai osé m'approcher de cette maison, elle était sur une chaise blanche, un chat sur les genoux, et elle le caressait doucement d'une main ; de l'autre elle tenait un livre ouvert, mais son regard était posé sur moi. Je sais lire dans les yeux ; et dans les siens j'y ai lu une forme de curiosité, pas de crainte, mais pas de rejet. J'ai approché prudemment, sans hâte, d'une démarche féline, toute étudiée, de celles passe-partout, qui rend invisible. Elle a murmuré un mot, plutôt un son, parce que je n'ai pas compris... Je me suis bien gardé de sembler intéressé ; je voulais être le vagabond, celui qui ne s'arrête jamais nulle part, qui mange dans les gamelles des autres et qui repart, fier et heureux.
Pourtant mon existence n'était pas de celle qu'on envie. Je suis né dans une ruelle, tout près d'ici. Ma mère était déjà une chatte vagabonde qu'un coup de pied avait jeté dehors quand il s'est avéré qu'elle allait avoir une portée de chatons. Elle nous avait cachés derrière des broussailles, et elle avait fait un nid douillet dans lequel nous avions chaud et nous étions repus. Mais ces temps-là ne durent pas. Un jour elle n'est plus revenue. Il a fallu se débrouiller pour trouver à manger, à boire, être au chaud. Et nous l'avons fait, nous les chatons orphelins. Certains de mes frères ont trouvé une famille, je les aperçois de loin, ils ne me reconnaissent pas ; ils sont comblés de caresses et de croquettes.
Je croyais aussi moi, avoir trouvé un ami avec qui je pourrais me poser, dormir et manger à ma faim. Il était gentil, amical et je ronronnais de plaisir à son contact. J'étais un jeune chat fougueux et vif, j'aimais courser les rats, les balles et les feuilles mortes. Je partais des journées entières pour trouver des minettes qui me plaisaient. Je leur laissais un fumet odorant dans chaque passage, je marquais mon territoire, j'étais le plus fort et le meilleur de tous.
Un jour, ivre d'amour et de vent, je suis rentré à la maison pour me reposer avant de repartir. J'avais en vue une jeune chatte blanche à longs poils qui me faisait les yeux doux et j'étais bien décidé à tenter ma chance. Je ne sais pas ce qui est arrivé. Mon "humain" était en colère, il parlait d'odeurs, de marquage, plus rien n'était comme avant. Il m'a pris par la peau du cou et m'a balancé dans une cage, il a pris la voiture et m'a emmené loin, là où la route s'arrête et où commence la colline. Puis il est reparti, claquant sa portière, sans un regard pour moi.
J'avais si peur ! J'ai marché longtemps, m'arrachant les poils sur les herbes hautes et piquantes. J'avais faim et soif. Je me suis allongé au pied d'un pin, j'ai ronronné le plus fort possible, afin de me calmer, de me rassurer, et j'appelais à l'aide de toutes mes forces mentales pour qu'il revienne me chercher. Mais ça n'a pas marché. Je me suis endormi.
Les jours ont passé. Je croquais des mulots et des petits lézards. Je buvais quand je trouvais de l'eau. J'ai traversé des jardins, d'où on me chassait à coups de balai. J'entrais dans des caves sombres et des cuisines fraiches dont les fenêtres étaient entrebâillées. Je trouvais parfois des trésors sur les tables, et je repartais bien vite dès que j'entendais arriver quelqu'un. J'ai rencontré des chiens curieux, des hargneux, des carrément méchants. J'allais toujours plus vite.
Puis un jour, en traversant la colline, j'ai entendu un couinement. C'était un petit mulot coincé dans une drôle de machine. Je n'avais pas vraiment mangé depuis plusieurs jours, et ce festin était pour moi une aubaine. Je me suis approché prudemment, et d'un coup de mâchoire, j'ai voulu arracher sa tête. La machine s'est détachée de sa proie, et m'a attrapé le museau. J'étais glacé de terreur. J'avais mal, je ne pouvais ni fermer, ni ouvrir la bouche. J'ai couru pour me cacher, mais la machine était toujours là. Alors il a bien fallu que je l'enlève. Avec mes pattes, j'ai tiré, et encore tiré. Je sentais mes chairs se déchirer, et peu à peu j'ai réussi à m'extirper de ce piège. La douleur était insupportable, mais j'étais libre.
J'ai recommencé à marcher pour trouver la route du retour. Cette blessure que j'essayais de soigner en léchant mes pattes m'empêchait de manger correctement. Désormais les proies avaient le temps de fuir avant que je les tue. Et souvent je me contentais de boire dans des trous d'eau de pluie.
Petit à petit la blessure cicatrisait. Mon instinct connaissait les herbes qui guérissent, et je sentais que j'approchais de ma maison. Je reprenais confiance, je marchais plus vite et plus droit.
J'ai reconnu la voiture au loin. Mon ami humain était là. J'étais sûr qu'il allait ouvrir la porte et me prendre dans ses bras en me réconfortant. Mais ça c'est des histoires pour enfants crédules. Et ça ne s'est pas passé ainsi. Il a entendu mes pauvres miaulements blessés, et m'a, d'un coup de pieds, balancé contre un arbre, de toutes ses forces. J'ai compris. Il ne voulait pas de moi.
Je ne désirais plus m'éloigner. J'étais lassé d'aventures. Je passais de maisons en maisons, de jardins en jardins. Je grappillais des croquettes quand je trouvais une gamelle, je buvais de l'eau de pluie, je dormais dans des caves, en prenant bien soin d'avoir une porte de sortie.
Quand je suis arrivé chez elle, ses propres chats me regardaient curieusement mais sans agressivité. J'ai décidé de chercher à m'installer. Petit à petit j'ai gagné sa confiance. Je pouvais rester quelques heures sur une chaise au soleil, tout près des autres. Je pouvais dormir sur un coussin, dans une petite chambre ouverte. Comme les autres, je passais par la chatière et je m'installais confortablement.
J'aurais tant aimé que ça dure. Je ne suis pas si vieux. Mais toutes ces années de baroudeur des collines m'ont blessé et rendu malade. La plupart du temps, je me sens misérable. Je n'arrive plus à me laver. Ma blessure s'ouvre régulièrement quand je mange. Je sens son regard changer. Elle a peur pour ses chats. Eux ne mangent plus dans la même gamelle que moi. Ils ont compris. Ils m'évitent en me laissant en paix.
Et puis voilà que j'aperçois la cage. Et sa tentative pour m'y faire rentrer m'a fait si peur que j'ai fui. Je voulais repartir loin, mais je n'ai plus la force... Jusqu'à ce jour, où, par la ruse, elle m'a attrapé. Je suis enfermé. Je m'en vais. J'aurais voulu une jolie vie, passée à dormir et ronronner dans des bras câlins. Manger et chasser, jouer avec les feuilles mortes et le vent, marcher dans la neige froide et courir sous la pluie pour me mettre à l'abri bien au chaud. Dormir dans la fraicheur d'une nuit d'été, aux côtés de la jolie chatte blanche à poils longs...
Ceci est une fiction. Je ne sais pas la vie de ce chat. Tout ce que je sais, c'est que la fin de son histoire est vraie. Je voulais juste faire mon deuil en racontant ce qui aurait pu être sa vie. Pour que peut-être il sache que j'aurais voulu qu'il en soit autrement.
Et pour laisser un message : stérilisez vos chats. Et si vous en gardez, prenez soin d'eux. Les refuges et les associations, la SPA sont pleins d'animaux abandonnés. Soyez responsables d'eux.