Dans le pré, juste derrière la maison, deux misérables bœufs, sales et souillés de boue viennent d'arriver. Le souvenir de leur voyage en camion les hante. Ils sont là pour quelques mois, ne le savent pas encore, dans leurs yeux il y a tant d'incompréhension. Ils sont déboussolés, hésitants entre confiance et méfiance.
Agrandissement : Illustration 1
Moi j'hésite aussi entre indifférence voulue et nécessaire et élan d'amour. Leur donner l'impression que l'humain est bon serait une tromperie. Ils vont d'ici l'année prochaine, finir leur voyage dans un abattoir où ils seront peut-être étourdis avant d'avoir la gorge tranchée. En tout cas, la main humaine les tuera.
Mon cœur se déchire lorsque je croise ces yeux sombres, ourlés de cils, pleins de questions qu'ils ne peuvent pas poser, ou bien qu'ils posent et que je ne comprends pas. Je leur parle doucement, et maintenant, dès que je sors, ils arrivent. Ils sont tous les deux soutien de l'autre. D'un coup de langue, ils se nettoient leurs plaies aux cornes, car on leur a sciées, pour éviter qu'ils ne détériorent leur viande. Seulement, la corne s'infecte, et pris de pitié, le second lèche la blessure du premier.
J'approche et ils viennent. Ils commencent à avoir un peu moins de crainte, et se laissent caresser le museau. Je ne devrais pas. Je leur dis, leur demande de me comprendre si je m'éloigne...
Agrandissement : Illustration 2
Le dernier jour, je n'ai pas pu, pas eu le courage de leur dire au-revoir. J'ai juste croisé deux êtres vivants, au regard si beau, malgré leur souillures et leurs blessures, qui auraient pu être proches de moi, juste comme mes chats, comme des amis, comme une famille...
D'autres champs, d'autres pâturages. Ceux-là sont de jeunes veaux, bien dodus, certainement à point pour une viande sans défaut. Curieux, ils arrivent dès que j'approche. Là aussi, ce contact que je ne voudrais pas s'établit. Ils sont intéressés, pas conscients de leur court avenir, tout fous de cette herbe tendre dans laquelle ils sautent et gambadent. Mais ces yeux, ces regards, sont les mêmes. De magnifiques pupilles brunes et inquiètes, plus informées que le veau lui-même sur le sort que leur réservent les humains...
Agrandissement : Illustration 3
Sur la route, deux camions. Je les double par la droite, puisque je conduis à gauche. Et soudain, je me rends compte de la cargaison. A travers les interstices, des planches serrées, des museaux et des yeux noirs regardent avec terreur les voitures. Les miens rencontrent le regard affolé d'un des veaux. Je ne peux détacher mon regard de son regard. Je conduis sans vouloir avancer. Je voudrais rester au niveau de ce camion et essayer de faire passer toute la tendresse possible dans une connexion qui ne se fera pas, puisque lui ne sait pas. Ces regards me hantent tout le long de ma route. Je n'arrive pas à les oublier, ces pauvres regards que j'ai croisés. Ce ne sont que des veaux, ce ne sont que des bœufs, ce n'est que du steak.
A vous, pour vous, amis à quatre pattes, compassion et tendresse.