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Billet de blog 3 septembre 2024

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Fragile et médusée

Deux livres sont sortis cette rentrée : « Medusa », d’Isabelle Sorente et « Fragile/s », de Nicolas Martin. Les deux m’ont retournée dès les premiers mots, car ils résonnent particulièrement avec le climat ambiant. Bienvenue dans nos fragilités médusées.

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D’abord une mise au point. Ce n’est pas parce que des personnes sont mes amies que j’aime leurs livres. Au contraire, c’est parce que j’aime leurs livres qu’elles sont mes amies. Qu’ils soient déjà écrits ou non importe peu. J’ai acquis avec l’âge un flair particulier pour les fictions en devenir. Certaines ne verront jamais le jour, d’autres s’écriront après ma mort, la plupart deviendront nos réalités ou déjoueront les catastrophes du futur, comme le raconte Pierre Bayard dans Le Titanic fera naufrage, livre dont je ne saurais me lasser.

Chienne à truffes des récits embryonnaires, il me semble parfois dans mon dé-lire que ces mots font partie d’un grand œuvre auquel je participe de façon fortuite et miraculeuse – au sens étymologique : ce qu’on regarde très très attentivement.

J’ai eu la chance de voir de près l’éclosion de Medusa, le dernier roman d’Isabelle Sorente paru chez JC Lattès, qui réinterprète comme son nom l'indique le mythe de la méduse. Nous nous connaissions un peu et avions décidé de nous accompagner dans nos textes respectifs (j’écrivais alors mon essai sur la ménopause Ceci est mon temps) pour bénéficier du recul nécessaire à ces entreprises périlleuses. Il existe des cercles secrets, inconnus de nous-mêmes, où nos récits, nos personnages se parlent et on ne m’enlèvera pas de la tête que ceux de Medusa ont comploté avec mes propres fantômes pour donner naissance à nos livres.

Il y a dans ce roman de la force pure – c’est comme un shoot de force qu’on prendrait à chaque page pour surmonter nos terreurs les plus intimes. À quoi servirait, sinon, la littérature ? À partir de la mort de Marianne, qui ouvre le premier chapitre, se déroule en effet le fil d’une histoire jamais attendue, qui ne cède à aucun piège, et qui dénoue des émotions très profondes. Je ne veux rien spoiler de ce roman qui n’est pas celui d’un féminicide, mais celui d’un sortilège. Isabelle Sorente s’y connaît en sorcières et en complexité. Son talent le plus remarquable est de parvenir à nous faire croire (ou plutôt faudrait-il dire : à nous faire comprendre) que ses personnages existent, ont existé ou existeront, et qu’ils courent dans nos veines à la recherche d’une impossible réconciliation avec nous-mêmes. Le récit haletant de Medusa, qui a des allures de thriller intime, sans aucun temps mort, est aussi celui d’une épreuve initiatique ou, plutôt, de plusieurs épreuves initiatiques : celle du deuil, celle de l’amitié, celle de la sororité (et de la fraternité), de la filiation, de la conjugalité, de l’amour, de la sexualité, de la création. Et cela sans qu’on ait une seconde l’impression de recevoir une leçon. Sa langue profonde, simple et belle, nous emporte dès la première phrase, et l’humour vient nous chercher au moment précis où l’on perdait courage, avec une délicatesse infinie. J’ai compris à travers les émotions que me procuraient ce livre tellement de choses que ma vie en a été durablement changée. Medusa m’a donné l’audace d’affronter des peurs très anciennes, et je suis certaine que je ne serai pas la seule à pouvoir grâce à elle entreprendre un nouveau chemin de plaisir et de joie. Ils sont rares et précieux, les livres qui vous font ça.

Fragile/s

Il est un autre prodige sorti le même jour, d’une personne que je connais depuis sa naissance. Nicolas Martin est le petit frère de ma meilleure amie, et nous avons noué, depuis qu’il est tout bébé, une relation assez magique, comme cela arrive parfois en dehors des cadres habituels.

Ce lien est-il lié à l’écriture, comme celui que j’ai noué avec Isabelle Sorente ? Je sais en tout cas depuis à peu près quarante ans que Nicolas Martin écrira un – et mêmes des – livres. J’ai lu ses premières nouvelles, ses poésies adolescentes, ses projets mirifiques entre science-fiction et film d’horreur (moi qui ai l’horreur en horreur, je n’ai pu surmonter ma réticence qu’en m’accrochant à l’espoir de voir fleurir son style). Son premier roman, Fragile/s, est une réussite et si ce n’est pas une surprise pour moi, qui en ai vu là encore les premières ébauches, c’est une joie de le voir publier Au diable vauvert, sous les auspices de mon éditrice Marion Mazauric.

Aussi journaliste scientifique (il a animé pendant plusieurs années La Méthode scientifique sur France Culture), chroniqueur, éditeur et organisateur de festivals, Nicolas Martin livre avec Fragile/s une dystopie renversante qui vous entraîne là aussi de l’autre côté de vos peurs les plus profondes, sans jamais vous abandonner en chemin.

Il m’avait dit en commençant que je lui avais inspiré un des personnages, s’excusant par avance d’avoir puisé dans mon histoire pour forger la sienne. J’avais complètement oublié cet aveu en lisant Fragile/s, et je ne me suis pas reconnue une seconde, pas plus que mon histoire. Car Nicolas Martin invente bien plus qu’il ne le croit. Sa vision de la maternité et du post partum m’a scotchée, car autant que je sache, il n’est pas susceptible de les avoir traversées lui-même. Et ce n’est pas le moindre de ses talents que d’incarner son récit dans ces expériences de l’intime – grossesse, maternité, maternage – trop peu présentes en littérature. Le corps, champ de bataille de notre intégrité, est en effet au cœur des combats politiques du moment, et Fragile/s en conjure le sort funeste, au moment précis où l’extrême droite menace de prendre le pouvoir. Nos fragilités sont la force de ce roman qui se déroule dans un futur proche où les libertés de concevoir et vivre sont en train de disparaître. Elles seront aussi la force de nos combats à venir, comme le montre la magnifique prestation de Lucky Love dans la cérémonie de clôture des Paralympiques.

À vous de lire et d’élire ces deux livres dont, j’espère, vous me donnerez aussi des nouvelles.

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