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Billet de blog 4 octobre 2024

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De lune à l'autre : la face cachée du procès Mazan

Cette nouvelle lune du 3 octobre coïncidait avec une éclipse solaire qu'on ne pouvait pas voir en France et l'entrée dans l'orbite terrestre d'une deuxième lune de onze mètres de diamètre qui, pendant deux mois, va tourner autour de la Terre. Bon, le mot lune est peut-être exagéré. Mais ce n'est rien à côté de ce que j'entends tous les jours à propos du procès Mazan.

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Il y a une blague qui me faisait rire quand j’étais jeune (car, oui, j’ai été jeune, et je le suis toujours, même si ça se voit moins) : l’assassin et le séducteur ont le même problème quand leur forfait est accompli : « Que faire du corps ? »
 
Ça ne me fait plus rire aujourd’hui, comme plein de blagues du temps jadis que les boomers regrettent de ne plus pouvoir claironner en public. Avant, dans ce genre de situation, j’avais tendance à surenchérir dans la grossièreté ou la familiarité. Un système de défense qui perpétuait le cycle infernal des violences sous prétexte de lui échapper : j'étais prise dans l'or-bite patriarcale comme cette petite lune qui tourne en rond sans raison.
 
Aujourd’hui je le fais moins, parce que je sais que même si j'ai été, parfois, une victime, je peux être un bourreau rien qu’en changeant de place. Y compris face à la personne que je regarde le matin devant la glace.
 
On se regarde dans la glace en ce moment, hommes et femmes, en chiens de faïence, et le procès Mazan devient l’éléphant au milieu de la pièce. Entre femmes c’est simple. On tremble, on vomit, on éructe et on pleure, puis on rit et on se dit des choses très douces. Avec les hommes, c’est plus compliqué. À force de devoir répondre à leurs questions toutes pétées sur « le consentement qui n’est pas donné alors forcément on sait pas où on en est tu crois pas qu’il faudrait changer la loi ?», j'ai été frappée d'une attaque de flemminisme : flemme d’être la Télé 7 Jours de ceux qui ont manqué le début et réactivent sans cesse les femmes en leur demandant ce qu’elles en pensent, de ce mec qui a drogué, violé et fait violer « son » épouse par des dizaines d’hommes, et qui tiennent absolument à faire des blagues pour "détendre l'atmosphère".
 
« Quand même la question, c’est qu’est-ce qu’on va devenir, nous, les mecs bien », me dit ainsi l'autre jour un sexagénaire que je viens de rencontrer et qui s'est mis en tête de me séduire, sous prétexte qu'il aime bien les femmes qui écrivent.
 
Je le regarde, abasourdie, et c’est alors que je la sens monter en moi : la surenchère.
 
Cette voix est là, qui lui souffle :  imagine...
...Imagine : tu es marié depuis quarante ans et un jour ta femme te drogue et invite des hommes à venir te sodomiser dans ton sommeil parce que ça l’excite de te voir comme mort en train de te faire prendre par derrière, toi qui ne supportes même pas qu’on te mette un doigt dans le cul.

...Imagine : elle te fait ça pendant dix ans et elle filme et elle te traite sur les réseaux sans que tu le saches. Aucun des violeurs (et aucune des violeuses : il peut y avoir des femmes avec équipement) n’a l’idée de demander si tu es consentant. Ils et elles viennent en pensant que tu es d’accord puisque tu ne dis rien, peut-être que ça te plaît puisque mécaniquement tu bandes, peut-être que c’est convenu d’avance avec ta femme.

... Imagine : une centaine de personnes t’utilisent pour un plaisir pervers dont tu es le jouet et la victime, sans la moindre considération ni pour ton corps, ni pour ton âme, ni pour ta dignité

... Imagine : tu te réveilles le matin avec cette sensation anale, la douleur peut-être qui irradie, une sciatique, les hémorroïdes, l’herpès, le papillomavirus, la chtouille, et ce brouillard dans la tête qui fait que tu penses avoir un genre d’Alzheimer, une démence, et tu te sens coupable de tout oublier pendant que ta femme te dit « tu fais trop de bricolage, chéri, tu t’occupes trop du jardin, tu joues trop avec les enfants et puis tu devrais arrêter de poivrer tous tes plats, c’est ça qui te fait mal au cul peut-être».
Imagine ça, Monsieur Mec Bien, parce que c'est ce qu'on vit, quand on suit l'histoire de ce procès. On se voit à la place de Gisèle Pelicot. On se voit violées, trahies et flouées, on a mal dans notre corps, on a peur, on est "réactivées" et on a besoin de faire beaucoup de cohérence cardiaque pour retrouver un peu de calme. Parce que c'est là que ça se passe, tu sais : 80 % des agressions sexuelles sont commises par des proches de sexe masculin. Et une femme sur deux déclare en avoir subi une, voire plusieurs. Et chaque fois qu'elle en parlé – si elle a parlé – on a minimisé. On a hoché la tête. Des Mecs Bien comme toi ont dit : "Moi, je ne ferais jamais ça." Ils n'ont pas dit : qu'est-ce que je peux faire pour toi ? Comment on peut empêcher ça ? Ils ont dit : "Pas moi." Ils n'ont pas pensé à ce que ce serait s'ils devaient subir ça. Et ils se sont demandé comment ils allaient pouvoir gagner notre confiance maintenant, sans penser sérieusement à ce qu'il fallait faire pour en être digne. Sinon ils n'auraient pas dit ça.
Imagine, disais-je.
 
Et puis non, n’imagine pas. Ces mots que j'écris ici, je ne les ai pas prononcés, parce que cela aurait été une agression sexuelle aussi, et je ne peux pas oublier que 30 % des enfants victimes sont des petits garçons. Et un nombre non négligeable d'adultes.
 
Alors je me suis tue, avant de reprendre doucement « Changeons de sujet, d’accord ? Parlons de nos saisons préférées, des avantages comparés de la mer et de la montagne, de la littérature japonaise et de la cuisson des œufs (moi je les préfère mollets) (et je déteste la montagne) (et j'adore Ryoko Sekiguchi) (et non je n'aimerais pas être un garçon, quelle drôle de question, demande plutôt à Mylène Farmer). »
 
Je suis mauvaise comédienne et il s’est excusé platement : « Je n’aurais pas dû vous parler de politique.»
 
J'ai haussé les épaules : « C’est pas de la politique. C’est du trauma. »
 
Il avait raison : c’est de la politique. Et je n'avais pas tort : c’est du trauma.
 
Mais aujourd’hui plus personne ne peut avoir raison parce que la raison est morte des suites de ses blessures. La raison vient de ratio, diviser, rationner. La raison catégorise et hiérarchise en prétendant faire des nuances, et coupe à force de rhétorique verbeuse les liens qui nous unissaient à nous-mêmes et aux autres. Surtout quand certain·es s’en réclament pour déplorer les prétendus excès du mouvement #metoo (vous voyez sûrement de qui je parle).
 
Remarquant que je devenais ombrageuse, mon séducteur m'a proposé un verre de vin pour me relaxer. Quand je lui ai expliqué que je ne buvais pas, il s'est illuminé : « Ah ben je sais comment vous séduire alors, il suffira de vous faire boire ! »
 
Il s'est passé quelque chose dans ma tête à ce moment-là que je ne peux pas décrire. Une sorte d'incrédulité, de désespoir, et en même temps une envie irrépressible d'éclater de rire.
 
C'était un beau jour de septembre, il faisait doux et chaud. Je suis rentrée de ce déjeuner à pied, regardant les hirondelles tourner dans le ciel, les chevaux galoper dans les pâturages, et les lapins se faufiler le long du sentier qui borde la rivière.
Vous savez qu'on a trouvé de l'eau sur la Lune ?

Ce billet a d'abord été publié dans ma newsletter Nouvelles Lunes : pour s'abonner et la recevoir gratuitement tous les quinze jours, à la pleine et à la nouvelle lune, rendez-vous sur nouvelleslunes.fr

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