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Billet de blog 4 novembre 2019

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Comment le capitalisme récupère la révolution menstruelle

Parler des règles, c'est bien. Les changer, c'est mieux. Sans surprise, le marketing fait tampon entre les deux.

ELISE THIEBAUT
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Ce blog est personnel, la rédaction n’est pas à l’origine de ses contenus.

Suite à une vidéo mettant en scène la vulve à des fins publicitaires, on a beaucoup entendu parler des règles depuis quelques semaines. Comme j’ai publié deux livres sur ce sujet [1] en 2017, plusieurs médias m’ont sollicitée pour connaître mon avis à propos de ce petit film qui a largement circulé au cours du mois d'octobre. Réalisé par une marque de produits menstruels, on y voyait notamment du sang rouge au lieu du liquide bleu habituel s’écoulant sur une serviette périodique. En réaction, des centaines de commentaires scandalisés – certains probablement encouragés par la marque, afin de faire le buzz – sont apparus sur les réseaux et plus de mille signalements ont été transmis au Conseil supérieur de l’audiovisuel pour cause de contenu choquant ou inapproprié.

En moins de temps qu’il ne faut pour remplir une coupe menstruelle, ce retentissement médiatique a créé une réalité alternative, incitant un nombre aussi important de personnes à défendre ce film pour sa représentation courageuse du sexe féminin et de ses menstruations. L’emballement était si communicatif qu’on aurait pu croire que les publicitaires avaient brisé le tabou des règles à mains nues, grâce à leur audace disruptive et à leurs jolis pas de danse. L’occasion pour cette marque de se refaire, si l’on veut bien me passer l’expression, une virginité, alors que les produits périodiques conventionnels sont toujours soupçonnés de contenir des substances potentiellement toxiques, comme des pesticides ou des dérivés organo-chlorés, des parfums, des plastiques et autres perturbateurs endocriniens [2].

Pink washing

La vidéo avait beau distribuer des clins d’œil enjoués aux féministes, notamment sur Instagram, et causer une multitude d’articles complaisants (voire sponsorisés, comme me l’a confié une journaliste qui voulait m’interviewer dans ce cadre), on ne pouvait s’empêcher d’y voir du pink washing : en un mot, de la récupération marketing au détriment de celles et ceux qui sont au coeur de ce combat pour la dignité, la santé et le bien-être menstruel. Car c’est bien la mobilisation des activistes depuis quelques années qui a permis de sortir le sujet de l’ombre, et pas seulement sur les réseaux : du collectif Georgette Sand à Osez le féminisme, du site Passions Menstrues créé en 2016 par Taous Merakchi, alias Jack Parker [3] au mouvement Cyclique, du podcast la Menstruelle à Chattologie, le one woman chaud de Klaire fait grrr écrit par Louise Mey… et j'en passe.

Ce bouillonnement a pris des formes différentes depuis deux ou trois ans, entraînant des discussions passionnantes sur les hormones, les violences gynécologiques, l’endométriose, la sexualité, le syndrome prémenstruel (SPM), les applis de suivi du cycle, le congé ou la précarité menstruelle, le prix et la composition des protections périodiques, le « body positive », l’accouchement, la maternité, la définition de la féminité, les menstruations chez les personnes trans ou intersexes, la stigmatisation des femmes suivant leur culture ou leur religion… Des questions qui vont bien au-delà de nos vulves, de nos clitoris ou de nos utérus, pour interroger la société, le sexisme et le racisme, l’écologie, le système capitaliste, la santé, le validisme, voire la survie de l’humanité.

Au-delà de la stigmatisation qu'entraîne la seule existence du tabou menstruel, prendre la parole sur le sujet des règles a exposé les personnes engagées à subir des insultes et parfois du harcèlement. Aujourd’hui encore, on leur explique régulièrement que le sujet est non seulement dégoûtant, mais aussi anecdotique par rapport aux vrais enjeux, comme les violences conjugales ou l’inégalité salariale. Merci du conseil, on s’en occupera dès qu’on aura fini notre double journée, récupéré notre demi-salaire et donné le coup de grâce au mâle blanc hétérosexuel de plus de 50 ans que nous nous acharnons soi-disant à exterminer entre deux lessives. La 124e femme assassinée par son conjoint à l’heure j’écris ses lignes, malgré de multiples signalements à la gendarmerie non suivis d’effets, appréciera nos efforts[4].

Tout pour les Mark

Notre obstination à interpeller les marques conventionnelles dont les produits ne font encore aujourd’hui l’objet d’aucun contrôle sanitaire – alors qu’ils passent un temps considérable dans notre vagin ou au contact de nos muqueuses – n’a pas porté ses fruits au plan légal. Mais lesdites marques ont fini par réagir pour se saisir… de cette opportunité publicitaire formidable qu’est la lutte contre les tabous menstruels et sexuels.  

Vous avez peut-être vu passer le fameux spot vulvaire sur vos réseaux. Je l’ai découvert pour la première fois quand la marque émettrice me l’a envoyé sur ma messagerie en me demandant de le partager sur ma page Facebook. Après tout, la propagande publicitaire ou politique sur le dos des internautes n’est-il pas le but initial du réseau de Mark Zuckerberg ? Créé initialement, comme nous le rappelle le film « Le réseau social », pour noter les étudiantes de Harvard en fonction de leur apparence, Facebook siphonne aujourd’hui nos données de navigation, nos pouces dressés ou nos émoticônes rageuses, nos liens et nos amitiés virtuelles. Ces informations précieuses pour les annonceurs permettent l’envoi sur nos pages de publicités ciblées. Le profilage offre aussi la possibilité d’exploiter nos espaces d’expression pour diffuser gratuitement des contenus commerciaux ou politiques – de préférence en faveur de l’extrême-droite, à grand renfort de fake news ou de vidéos chocs. Les algorithmes ayant identifié ma page parmi celles qui parlent volontiers des règles, j’ai pu avoir la primeur de la vidéo. Et voici ce que j’en ai pensé.

M’as-tu vulve ?

Il est beau et joyeux, ce petit film, il serait vain de le nier. On y voit des fruits juteux frétiller, du sang rouge s’écouler, et de jolis portemonnaies s’ouvrir et se refermer en poussant des soupirs chromatiques du plus bel effet. Quelle bonne idée, vraiment, de comparer nos vulves à des portemonnaies ! Pour clore en beauté, la vidéo se termine par un placement produit de la marque, dont le nom évoque le roman de Zola sur le destin malheureux d’une cocotte du XIXe siècle. Inspiré de la demi-mondaine Blanche D’Antigny, le personnage a été interprété par Léontine Massin au théâtre et m’évoque forcément l’histoire mon arrière-grand-mère Aimée, dont je parle dans Mes ancêtres les Gauloises. Comme elle, de multiples courtisanes ont nourri la culture, la littérature, le théâtre et l’opéra à la Belle Epoque, contribuant au rayonnement de la France et à la diffusion du fameux mythe de la séduction à la française. Les cocottes, qu’on appelait d’ailleurs parfois les Amazones, ont-elles bénéficié de cette embellie culturelle que le monde nous envie tant ? On peut en douter, quand on voit à quel point aujourd’hui encore les femmes – en particulier quand elles sont pauvres, non blanches, non conformes, prostituées, âgées, homosexuelles ou identifiées comme musulmanes – sont effacées ou maltraitées dans le débat public.

Mais le capitalisme a plus d'un tour dans son sac et j'ai fini, moi aussi, par me faire prendre au piège. Agacée par le buzz qui entourait la pub vulvaire, j'ai ainsi eu la faiblesse de partager, sur Twitter, celle d'une autre marque pour des protections périodiques bio, mettant en scène des corps de femme en petite tenue avec des jeux de mot autour du sexe (abricot, figue…). Plusieurs féministes m'ont alors fait remarquer que cette image était sexiste, voire patriarcale. Je les en remercie. Car au-delà de ce sexisme, dont je n'avais pas eu conscience au départ (et ce n'est pas la première fois que cela m'arrive, hélas), il y avait autre chose qui m'a fait regretter d'avoir partagé cette image. C'est ce que j'appellerais l'effet double lame de la société de consommation : si on échappe à un ciblage publicitaire, on se fera faucher par un autre.

En effet, les entreprises qui communiquent à cette échelle, dans le métro, sur nos réseaux, à la télévision, ne sont pas des petites coopératives éthiques, engagées et innovantes. Il s’agit toujours de grandes entreprises qui réalisent des recettes faramineuses au sommet de la pyramide, pendant que nous continuons à nourrir leurs intérêts de nos révoltes et de nos rêves. Qu'il s'agisse du montant de la TVA, passée de 20 % à 5,5 % ou de nos pétitions réclamant aux marques de donner la composition de leurs produits, je ne suis pas sûre que nos combats aient servi autre chose que leurs intérêts. Dans un cas, la baisse des prix à pénalisé les caisses de l'Etat sans vraiment bénéficier aux personnes concernées, alors que les sommes ainsi récupérées auraient pu être employées à conduire des recherches indépendantes sur l'innocuité des produits menstruels. Dans l'autre, il aurait sans doute mieux valu que nous exigions des marques la garantie que leurs produits étaient dénués de résidus toxiques, plutôt que de nous battre pour obtenir des listes vagues et des certificats autoproclamés sur le mode : "notre principal ingrédient : votre confiance" (authentique). Dans tous les cas, c'est la proposition du collectif Georgette Sand qui me paraît politiquement la plus judicieuse : exiger la mise en place d'un prix unique pour les protections périodiques. Oui, comme la baguette de pain. Non, pas pour le même usage.

Je suis dans le rouge

Même lorsque nous organisons des collectes de protections périodiques pour les personnes précaires, migrantes ou sans abri, nos efforts de solidarité profitent aux marques – chaque don provenant, rappelons-le, d'un achat préalable. « Nous sommes prêts à vous donner des tonnes de serviettes pour les femmes en situation de précarité, aurait dit une grande marque à une association féministe qui envisageait une collecte, mais à une condition : que vous cessiez de faire la promotion des alternatives comme la cup, la culotte menstruelle ou les serviettes réutilisables. »

Si dénoncer la précarité menstruelle est indispensable, les campagnes autour de ce thème sont aussi l’occasion de se refaire une santé économique sur le dos des femmes partout dans le monde, au lieu de remettre en cause ce qui la fonde, à savoir la pauvreté, qui est obstinément genrée. Au risque de faire sursauter dans les salons feutrés de la start-up nation, qui mettent tous leurs efforts à valoriser la "fem tech" – ces entreprises qui se disent féministes parce qu'elles féminisent les conseils d'administration, contrôlent nos cycles via nos smartphones (et accessoirement partagent nos données avec des annonceurs) et envoient des serviettes périodiques au Népal – tout nous montre que la pauvreté, loin d'être une fatalité, est causée par l'exploitation des corps et des terres au profit d'un nombre ridiculement faible d'individus répondant à des critères inchangés. Quand ces campagnes sont portées par des ONG intervenant en Afrique ou en Asie, elles peuvent même être le prétexte à perpétuer des représentations misérabilistes, voire méprisantes envers les personnes concernées. Ces gesticulations humanitaires s’inscrivent même parfois dans une stratégie marketing visant à promouvoir des produits mis en cause en Occident dans des pays où les consommatrices sont supposées moins regardantes. Avec un succès mitigé. Un article de la BBC rappelait ainsi que des femmes, au Kenya, avaient critiqué sur les réseaux sociaux certaines protections périodiques de grande marque vendues en Afrique, les jugeant d’une qualité inférieure à celles vendues en Occident. En avez-vous entendu parler ? Probablement pas. Les portemonnaies menstruels ont occupé durant ce mois d'octobre la quasi totalité de notre temps de cerveau disponible.

Pourtant, je persiste à croire que ma vulve n’est pas un portemonnaie, pas plus que mon cerveau n’est un portefeuille. Et force m'est de rappeler que si le sang n’est plus bleu dans les publicités, notre compte, lui, est toujours dans le rouge. Ne croyez pas qu’il n’y ait pas là un lien de cause à effet.

[1] Ceci est mon sang, petite histoire des règles, de celles qui les ont et de ceux qui les font (Ed. La Découverte), et, pour les ados, Les Règles, quelle aventure ! (Ed. La ville brûle), avec les illustrations de Mirion Malle.

[2] Voir ou revoir aussi le film d’Audrey Gloaguen : Tampon, notre ennemi intime.

[3] Autrice d’un livre également : Le Grand mystère des règles (Ed. Flammarion)

[4] Nous en sommes à la 129e le 6 novembre

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