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Billet de blog 6 octobre 2018

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Est-ce ainsi que les femmes meurent ? Ep. 2

Elle était blindée, Maman, enfin on le croyait. Elle allait vaillante de rendez-vous en rendez-vous, d’examen en examen, de scan en pet scan, d’IRM en échographie... A force de faire passer son corps dans des machines, on avait presqu’oublié qu’elle n’était pas un bagage d’aéroport.

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Illustration 1
Maman fumant en surimpression © DR

Ma mère fumait depuis que la sienne était morte, en 1959. Elle avait 19 ans, elle se nourrissait de cigarettes. Ça coupait l’appétit, c’est bien quand on dîne de café au lait et de pain beurré parce qu’on n’a pas de quoi s’acheter autre chose. C’était la liberté aussi. C’était le Hot club d’Aix en Provence où elle allait bopper avec ses copains en essayant de ne pas penser à la guerre d’Algérie. Mon père, qu’elle ne connaissait pas encore, était en train d’y échapper, parce qu’il s’était engagé pour deux ans et se trouvait à Constance, en Allemagne, où il n'apprendrait que ces deux mots d'allemand : « Ich bin allein und traurig », (je suis seul et triste). Par une étrange coïncidence, je suis tombée amoureuse bien plus tard d’un homme qui avait grandi à Constance, en face de la caserne où mon père avait tiré ces horribles années de régiment. On leur donnait des Gauloises avec leur paquetage, ces P4 ou ces Caporal qui ont accompagné la vie de millions d’appelés. Fumer à en avoir les doigts jaunis. Fumer sans filtre, fumer comme dans la chanson de Berthe Sylva que susurrait ma grand-mère : « Du gris, que l’on prend dans ses doigts, et qu’on roule, c’est fort, c’est âcre comme du bois, ça vous soûle, c’est bon et ça vous laisse un goût presque louche, de sang d’amour et de dégoût, dans la bouche... »

On connaît les effets cancérigènes et cardiovasculaires du tabac depuis 1906. A cette époque, on ne sait pas que la femme ovule une seule fois par cycle pendant 48 heures, mais on sait que le tabac va donner le cancer. ON.LE.SAIT. Les soldats deviennent accros quand ils font leur régiment ; les femmes s’y mettent doucement, on leur dit que ça fait moderne. J’ai grandi dans un monde saturé de volutes gris – à la maison, en voiture, dans les cafés, les restaurants, chez le médecin... Ma mère fumait même en me donnant le biberon. On regardait la gitane sur les paquets bleus, presque chics, et le casque à ailettes sur les paquets de gauloises d’un bleu qui porterait le même nom. A l’adolescence, on leur piquait des clopes qu’on allait fumer en bas de l’immeuble ou dans les toilettes, comme s’ils n’allaient pas s’en rendre compte.

Mon père est parti le premier, en 1997. On a vu comment c’était, l’agonie. On s’est relayés autour du lit. On a remarqué que c’était comme une naissance à l’envers, ce long travail du corps pour entrer dans la mort, cette douleur physique et psychique, sauf qu’à la fin on ne pleure pas de joie en serrant un enfant dans nos bras.

Après il y a eu Bri, la mère de mon demi-frère. Une incroyable guerrière, qui n’a rien lâché, dont la force de caractère et la sérénité nous ont marqués à jamais.

Et puis voilà, maintenant, c’est ma mère. Je ne vais pas dire qu’on connaît la chanson, mais il y a quand même un air de déjà-vu.

Signaux de fumée

Elle a décidé très vite de se faire opérer, alors qu’elle sortait à peine d’un cancer du côlon. Elle était tombée sous le charme de son chirurgien – encore un – qui lui expliquait pourtant comment il allait lui casser les côtes pour enlever un tiers de son poumon droit au cours d'une opération aux suites extrêmement douloureuses. Est-ce son accent italien qui l’a enjôlée ? Pour un peu, on aurait cru qu'il l'invitait à un voyage romantique. Ma mère a toujours été sensible au charme transalpin. Après tout, l’Italie ne lui a apporté que du bonheur. Quand on était petits, elle nous emmenait à Rome en vacances, avec des billets congés payés. On habitait dans des hôtels de passe et on marchait toute la journée, avant de manger des sandwichs à la tomate et à la mozzarella qu’elle laissait à rafraîchir dans le lavabo. Notre endroit préféré, c’était le forum romain. Là, on s’inventait une vie différente avec elle, pendant que le monde alentour s’arrêtait : l’après-midi, en août, il n’y avait que les chiens et les Français dehors. Pour ce qui était des églises, elle n’y mettait généralement pas les pieds, se contentant le plus souvent d’admirer l’extérieur en fumant rageusement, si bien qu’elle donnait l’impression de mener une conversation privée avec Dieu à force de signaux de fumée. Je n’ai jamais vraiment su ce qu’elle lui reprochait. Mais ça devait sûrement être quelque chose de grave.  

Quand je parle des poumons de ma mère à ma masseuse chinoise, elle s’étonne avec son accent à elle : « En Chine, après 75 ans, pas d’opération ! On fait manger, dormir chez eux, et puis après ça va mourir. Ou des fois vivre un peu, mais tranquille. Opération sert à rien. »

Mais ma mère a fait son choix. C'est le sien, c'est donc un bon choix : elle veut se débarrasser de ça une bonne fois pour toutes. A ce moment-là, je suis en train de faire une enquête que je ne finirai jamais sur un sujet qui n'a rien à voir, et j'ai rencontré un médecin iconoclaste qui préconise le traitement métabolique du cancer associé à un régime cétogène.

J’essaye de convaincre ma mère de le faire avant l’opération. Ça ne coûte rien de tenter le coup, il n’y a pas d’effets secondaires, au pire ça sera placebo. Elle fait semblant de s’intéresser, mais c'est vraiment pour me faire plaisir. Pour quelqu'un qui, comme elle, adore les fruits confits, l'idée de faire un régime sans sucre est inconcevable.

Pour son dernier anniversaire, trois jours avant l’opération, on lui offre une théière électrique qui nous coûte un bras. Elle est folle de joie. Pas à cause de la théière. Mais parce qu'elle pratique la pensée magique : si on a dépensé autant, c’est parce qu’on pense qu’elle va vivre. Et elle vit, en effet, elle traverse cette opération comme une reine. A peine remontée du bloc, elle m’appelle au téléphone et me reçoit dans son fauteuil, les joues roses et l’oeil vif, pour me dire qu’elle a hâte de rentrer se faire un bon thé.

Quand je m’installe avec elle pour la convalescence, on passe plusieurs semaines à se battre contre cet ennemi invisible qui la nargue et qu’elle combat d’après moi un peu trop à la loyale. Lentement, la grande zébrure dans son dos se referme, les nuits reviennent, l’appétit reprend difficilement, à force de marrons glacés et de purée au jambon. Un jour, on se surprend à croire qu’elle va survivre. Le « staff » a décidé qu’elle n’avait pas besoin de chimiothérapie.

Dernier tango

Tout bascule en février, avec l’annonce des métastases au cours du contrôle mensuel. Le chirurgien a ce mot atroce : « Ah oui, parfois, après une opération le cancer s’enflamme. Je ne vous l’avais pas dit ? »

 « Je te jure qu’il ne me l’avait pas dit », répète ma mère en boucle.

Le chirurgien lâche l’affaire, ce n’est plus de son ressort. Et nous voilà devant cette pneumologue au sourire narquois qui parle à son ordinateur. Au premier rendez-vous, ma mère est enthousiaste. Elle voit des solutions : radiothérapie, chimiothérapie... On a une liste à la Prévert au-dessus de nos yeux, et tout rime avec le mot vie. Mais dès le second rendez-vous, avec les résultats de la biopsie, l'atmosphère change radicalement. Dès qu'on entre dans son bureau, la pneumologue me jette un regard glaçant. Le regard qui vous dit c’est foutu mais pas un mot à la principale intéressée, ce sera notre petit secret. Je me demande si j’ai bien vu, si je rêve, si je ne suis pas en train de vivre un cauchemar. Elle parle d’une voix monocorde et je me surprends à penser que ça ne doit pas être facile pour elle d'annoncer ce genre de nouvelle. Les métastases sont partout : aux bronches, aux cervicales, à la hanche peut-être. Le traitement ciblé, pas la peine d’y penser. On va traiter la douleur d’abord. Ma mère écoute sagement, puis elle dit : "Et la chimiothérapie, on commence quand ?" La pneumologue hausse un sourcil. "Heu, oui, en juin, après le scan de contrôle." J'ai l'impression qu'elle joue la montre, mais ma mère est prête à tout. Elle va voir le centre anti-douleur. Elle s’achète des crèmes hydratantes spéciales et des vernis qui protègent les ongles. Elle prend rendez-vous pour la perruque. Je vais lui acheter des trucs tous les jours en espérant qu’elle en mangera un peu. Même deux cuillers. Mais elle mange de moins en moins. La nuit, elle se met à tousser jusqu’à l’épuisement, elle crache du sang, elle sue abondamment. Et puis très doucement la vie revient, elle prend son bain, elle s’habille, elle se maquille, elle se parfume, elle se met sur son divan avec une série. Tout y passe, tout repasse : Les sept saisons de The West Wing, Outlander, The Crown. Et quand vraiment elle est trop fatiguée : Friends.  

Nous entrons dans ce qui sera notre dernier face à face, ce délicat, ce tendre, cet affreux tango de la mort qui vient. Je ne sais pas comment aborder ce moment qu’elle est en train de vivre, celui où l’on apprend qu’il ne faudra plus vivre.

Un jour, alors que je rentre d’Espagne où je suis allée présenter mon livre, elle me cueille sèchement: « Je ne veux pas que tu viennes avec moi voir la pneumologue demain. C’est un rendez-vous technique, juste pour voir le scan de contrôle avant de commencer la chimio ». J’insiste. Mais pas trop. Je me dis qu’elle veut peut-être ce face à face sans moi pour fixer ses conditions, entendre la vérité ou non. Décider encore si possible. Etre jusqu’au bout la reine mère.

Le lendemain elle m’appelle en sortant, en larmes : au lieu de programmer la chimiothérapie, la pneumologue a cru voir sur le scan un problème à l’aorte abdominale, et exige que ma mère aille le montrer à un chirurgien vasculaire avant d'entreprendre quoi que ce soit. Seulement il n’y en a pas à Cochin, et celui qui l’avait soignée il y a dix ans est dans le Midi. Ma mère est catastrophée. Elle est perdue dans le désert, larguée, sans un nom, sans un rendez-vous, sans une explication. La pneumologue l’a foutue dehors en 5 minutes en disant : « Moi, la chirurgie vasculaire, je n’y connais rien. »

Sa généraliste essaie en urgence de lui trouver un rendez-vous. On court d'un labo, d'un hosto à l'autre, mais ma mère ne peut presque plus marcher. Elle souffre. Elle souffre à en crever. D’ailleurs c’est ce qu’elle est en train de faire, et nous savons qu’elle perd un temps précieux. Sur le chemin de l’hôpital, elle se tourne soudain vers moi : « Je crois que ça va mal finir. » C’est plus fort que nous, on éclate de rire.

La chirurgienne vasculaire qui finit par la recevoir dans un autre hôpital au bout du monde regarde les images d’un oeil tout aussi froid : « Non, je ne vois rien. On va refaire un autre scan. » J’ai envie de sauter sur son bureau comme Bruce Lee. C’est toujours l’image qui me vient à l’esprit quand je suis en colère. Je m’imagine pousser des cris gutturaux et casser des briques avec mes mains, avant de voler dans les airs en pétant la gorge de mes ennemis à coups de pied (ou le contraire : d'abord je vole, après je casse des briques). J’en veux tellement à ces médecins qui remplissent d’interminables formulaires sur leur ordinateur et nous prennent de haut pendant que ma mère se tord de douleur. Et en même temps, je les comprends. Pour elles, c’est une journée de travail. Pour ma mère, une des dernières journées de sa vie.

Finalement, elle ne pourra jamais refaire ce scan. Le vendredi 15 juin, sur le conseil de sa généraliste, elle sera transportée aux urgences en ambulance et ne reviendra pas à la maison.

Je raconterai, dans le prochain épisode, comment cette agonie a fini par lui ôter son ultime espoir de partir comme elle l’avait décidé, dans un hôpital où elle mourra en définitive dans une grande violence. Parce que personne n’a le temps. Et que le temps, c’est de l’argent.

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