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Billet de blog 8 juillet 2024

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Voter la lune

À l’approche des élections qui risquaient de mettre l’extrême droite au pouvoir en France, je fronçais tellement les sourcils qu'une voisine m’a conseillé au marché de m’injecter du botox. Je me suis demandée toute la journée si c’était une bonne idée de figer les expressions de mon visage pour avoir l’air plus jeune, plus fraîche, au cas où la France sombrerait dans le fascisme...

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Ma voisine aime les chevaux, son jardin, la fête et les extrêmes. Et le botox apparemment, dont elle fait un usage elle-même immodéré. Mais surtout, elle me rappelle mon ex-voisin de Seine-Saint-Denis.
 
Mario habitait en dessous de chez moi, avec son épouse Lucia, qui était italienne. Ils avait quatre-vingts ans et habitaient là depuis la construction de l’immeuble, un de ces projets coopératifs comme il y en a eu entre 1950 et 1960, où les ouvriers se réunissaient pour mandater un architecte et fabriquer au plus bas prix possible des logements qui leur appartiendrait. J’avais atterri en 2012 dans l’appartement de leur cousine, morte dans son fauteuil en regardant la télé, et chaque semaine, Mario venait accrocher à ma porte des sacs de salade, de radis, de carottes qu’il cultivait dans le jardin du bout de la rue. Il louait sa parcelle depuis quarante ans pour une bouchée de pain.

J’allais souvent leur rendre visite le dimanche soir dans ces restanques un peu sauvages, encombrées de bric et de broc, où il élevait aussi des poules et des lapins. C’était un petit paradis d’avant, on se posait sur le banc, on papotait, on buvait des coups, il racontait des histoires du passé, quand il était ouvrier à l’usine de machines outils devenue, depuis, un tiers lieu où l’on sert des menus végétariens à cent douze euros la portion. Sa femme était de plus en plus distraite. Elle oubliait le gaz, errait dans l’immeuble, parlait seule et riait en catimini. Je ne savais pas qu’elle avait un genre d’Alzheimer. Ils avaient un double de mes clés parce que je perdais toujours les miennes. Parfois, je passais par la fenêtre aussi, grâce à l’échelle du voisin.

Mario, lui, avait la photo du maire communiste dans son portefeuille, et comme il avait vu mon portrait dans un journal, il l’avait aussi découpée pour la mettre à côté. C’était un temps où personne n’aurait songé à me dire que le botox pourrait être une bonne idée. « Je te pose sur mon cœur », disait Mario en rangeant son portefeuille dans la poche de son pantalon, c’est-à-dire plus près de ses couilles que de son palpitant, mais qui suis-je pour donner des cours d’anatomie à mes voisins ?
 
Un jour, Mario et Lucia sont venus me voir, catastrophés : la mairie à qui ils louaient le jardin allait mettre fin au bail. « On va en mourir », m’a dit Mario, et j’ai aussitôt écrit à la mairie, où je pensais avoir mes entrées, pour alerter sur cette situation, et ma requête a été entendue : le bail était renouvelé, à la condition que Mario et Lucia cessent d’utiliser des pesticides et acceptent de partager leur parcelles avec d’autres voisins. Ils ont juré, la main sur le cœur, de se conformer à cette demande, et n’ont bien sûr jamais accepté qui que ce soit dans leur jardin, à part les vieilles connaissances qui venaient ruminer au soleil, le dos appuyé sur le clapier qui sentait la mort. Pour les pesticides, je ne sais pas, mais ils seraient bien du genre à avoir gardé des bidons de Round up jusqu’à la fin.

Mario se plaignait sans cesse de « ne plus rien comprendre ». Il disait que les habitants de ce qu'on appelait la favela lui piquaient ses lapins ou ses œufs, mais ils niaient en mettant leur doigt sur leur tempe : il est fou, le vieux. Mario pleurait pour un oui ou pour un non et craignait d’être attaqué, lui qui avait « tant fait pour les autres ».
 
Un soir, je l’ai trouvé en pleurs en bas de l’immeuble. On lui avait arraché, disait-il, son alliance en or, voilà à quoi on en était arrivés dans ce pays de merde, je te l'avais bien dit et personne ne me croit. Il avait l'air si malheureux je lui ai proposé de venir boire un verre à la maison. J’avais toujours dans une boîte l’alliance en or de mon ex-mari, qui me l’avait laissée, grand prince, après notre divorce en 2005 et je me suis levée pour aller la chercher.
 
"Prends-là, ai-je dit à Mario. Oublie le reste et mets cette alliance à ton doigt." Il m’a sauté au cou et je mentirais si je disais qu’il sentait la rose.
 
À partir de ce moment-là, Lucia m’a regardé vaguement de travers et nos relations se sont un peu distendues. Je n’étais pas souvent là, ils perdaient tous les deux la tête et le jardin dépérissait. Il n’y avait plus ni poules, ni lapins. Il n’y avait plus qu’une grande tristesse.
 
Un jour de 2017, en allant au bureau de vote, j’ai croisé Mario qui en revenait. C’était le premier tour et je lui ai demandé pour qui il avait voté, guillerette à l’idée que ma photo voisinait peut-être encore avec celle du vieux maire communiste. Il m’a regardée par en dessous et m’a dit d’un air mauvais : « Oh, à toi je peux bien le dire : j’ai voté Marine ».
 
Je suis restée interdite, la gorge nouée. J’avais envie de lui arracher cette putain d’alliance et de plonger ma main dans son portefeuille pour reprendre ma photo. Évidemment, je n’ai rien fait de tel, mais ma fille est allée raconter l’anecdote à son père qui s’est étranglé : « Quoi, c’est un facho qui a mon alliance ? »
 
En allant voter dans mon ancienne circonscription, le 9 juin dernier, j’ai appris que Mario était mort à l’âge de 96 ans, et je me suis demandé qui pouvait avoir cette foutue bague, maintenant.
 
Le soir même, comme vous le savez déjà, Emmanuel Macron, vainqueur de 2017, dissolvait l’Assemblée nationale pour donner les clés du pouvoir à l’extrême droite.
 
Je crois qu’il va falloir demander encore une fois une échelle au voisin pour passer par la fenêtre et sauver le pays. En attendant, j'ai adouci mon dimanche en écoutant un chant de résistance interprété par Rachid Taha et Carte de Séjour en 1987 : Douce France

Et à vingt heures, contre toute attente... On avait réussi à ouvrir une autre porte !

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