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Billet de blog 13 septembre 2024

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Du sport, de la violence et des femmes

En partant de sa longue expérience des arts martiaux, Manon Soavi s'attache dans cet article en deux parties à repenser les pratiques sportives féminines suivant une approche écoféministe. Il m'a tellement intéressée que je ne pouvais que vous le partager. Episode 1/2 : sortir du déni.

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Du sport, de la violence et des femmes :

1. Sortir du déni

Par Manon Soavi

Illustration 1

Manon Soavi est aïkidoka et enseignante. Autrice de plusieurs articles et textes sur les arts martiaux, la philosophie du non-agir et l'écoféminisme, elle a écrit un livre (Le maître anarchiste, Itsuo Tsuda) et a ouvert un cours d’aïkido en non-mixité choisie à Paris. On peut lire ses textes et suivre son actualité sur son blog : soavimanon.

Les Jeux Olympiques ont attiré l'attention sur la pratique sportive des femmes, soulignant en creux à quel point le sport reste un univers de compétition et d'agressivité pensé par et pour les hommes.

De la sexualisation des corps avec les tenues obligatoires très ajustées et inconfortables aux discours sexistes et misogynes des commentateurs, en passant par de magnifiques cadrages en contre-plongée sur les fesses des athlètes, sans oublier l'interdiction du port du voile pour les sportives musulmanes, la séquence des Jeux olympiques 2024 ne nous a rien épargné.

Pour quelques femmes qui brillent – et à quel prix ? – combien sont brisées, dégoûtées ou découragées ? Les dénonciations d'abus commis par des coachs, mentors ou partenaires ne sont malheureusement « que » la partie visible de l'iceberg. En dessous ce cache le continuum1 de violence qui participe à la domestication, la chosification et l’anéantissement des femmes. Des abus qui touchent aussi la pratique amateur puisque chaque année, une femme sur deux, malgré son envie, ne prend pas le chemin d'une pratique physique2.

Enseignante d’aïkido et féministe, je suis en colère : le monde des arts martiaux ne fait pas exception. Porteur d'un imaginaire associant combat et virilité, c'est une véritable chasse gardée de l'identité masculine. Sous couvert d'efficacité martiale y règnent l'omerta sur les violences faites aux femmes, la négation de leurs difficultés d'accès au tatamis, le refus des critiques, là ou ces pratiques comme arts émancipateurs pourraient bénéficier à toustes, donc aux femmes privées de leurs bienfaits.

Ne plus se taire

Malgré tout, quelques voix s’élèvent : celle du judoka Patrick Roux qui dénonce3 les violences infligées aux enfants sous couvert d'entraînement. Celle de Neilu Naini4, aïkidoka états-unienne droguée et violée par son senseï (maître d'Aïkido), avec la complicité d'un camarade de tatami. Créatrice de #metooaikido, elle milite pour des dojos plus safe à travers un travail de prévention. Ou encore Djihene Abdellilah5, championne de grappeling et MMA, qui ne cesse de dénoncer les violences traumatisantes infligées au nom de la préparation des combats.

Il est temps de se rebeller et de rappeler au monde que les pratiques martiales ne sont pas un ridicule étalage de virilité transpirante, ni un passe-droit pour la violence, mais des outils millénaires, riches de philosophies de vie : respect, travail du corps, souplesse, respiration, dépassement de soi, développement de la sensation et de l'intuition...

Même l'aïkido qui se veut pourtant universel et ouvert à tous, affronte une crise : la fréquentation est en chute libre6, les personnes pratiquantes vieillissent et la présence des femmes y est toujours aussi basse : 20% à 30%. Mais toute critique remettant en cause son orientation androcentrée y est balayée comme expression d'une « hystérie féministe ». La vieille recette : un soupçon de gaslighting7 agrémenté d'une bonne dose de mansplaining8.

Quand j'ai créé à Paris9 une séance d'Aïkido réservée aux femmes en non-mixité choisie, j'ai reçu des soutiens, heureusement, mais aussi beaucoup de critiques de la part des aikidokas : des réactions épidermiques m'enjoignant de ne pas créer de division au sein de cet art universaliste au risque de provoquer un improbable désastre. Or, je crois nécessaire non seulement de dénoncer les abus, mais aussi de regarder de plus près la réalité des femmes et ce qui les empêche de venir au sport comme aux pratiques martiales.

Des inégalités systémiques

Sur ce sujet, quelques études nous apportent des chiffres éclairants. L'étude Move her Mind10 est la plus grande recherche mondiale11 sur les inégalités liées au genre pour la pratique sportive.

Premier constat de cette étude  : la disparité entre la vision des hommes et la réalité quotidienne des femmes. 54% des hommes pensent ainsi que les femmes ont abandonné le sport parce qu'elles n'aimaient pas en faire et 56% imaginent que les complexes physiques, la peur du harcèlement et la crainte du jugement sont les principaux obstacles. C'est pourtant le manque de temps le premier obstacle rapporté par les concernées.

De fait, aux quatre coins du monde, les femmes ne sont pas satisfaites de leur niveau d'activité physique, à 53% en Europe, et rencontrent des entraves systématiques à leurs pratiques. Interrogées, elles ont identifié cinq obstacles principaux12

1. Le temps (76%)

Influence des conditionnements de genre, le temps manque aux femmes. D'après les concernées, le frein majeur est la répartition des tâches domestiques et du travail de care – soins, éducation des enfants, assistance aux personnes dépendantes, soutien émotionnel – réalisées au sein de la famille13. Selon l'INSEE14 quand les deux parents travaillent à plein temps, 70% des femmes font au moins une heure de travail domestique par jour, contre 28% des hommes.

2. Le coût (62%)

Les hommes gagnant (en moyenne) 32% de plus que les femmes, cela pèse lourd sur le budget qu'elles peuvent consacrer aux sports. A quoi s'ajoute la chute du pouvoir d'achat des mères après les divorces : elles perdent 14,5% de niveau de vie, alors que les hommes l'augmentent de 3,5%15.

3. L'environnement (43%)

L'expérience commune, quotidienne, de la violence subie porte les femmes vers des stratégies d'auto-exclusion de toute situation perçu comme peu sûre. Le paradoxe est que cette peur inculquée leur fait craindre les inconnus à l’extérieur, alors qu'elles sont plus en danger avec leurs proches en terrain familier. Pour rappel 91% de viols et tentatives de viol sont le fait de l'entourage16.

La vulnérabilité des femmes, présentée comme une caractéristique « naturelle », induit une hyper vigilance dans l'espace public, alimentée par les expériences désagréables, intimidantes ou humiliantes – punition par le sport durant l'enfance, violence des coachs d'EPS (Éducation physique et sportive), piscine obligatoire etc. Les commentaires indésirables se chargeront de toujours rappeler à l'ordre les femmes pour que perdure ce contrôle social masculin17.

Même dans les arts martiaux, le mépris dont sont victimes les femmes comme les personnes débutantes ou pratiquantes intermittentes participe à ce cercle vicieux du manque de confiance en soi. Des expériences traumatiques subies dès le plus jeune âge impacte durablement « J'avais douze ans, le prof d'Aïkido m'a dit de m'allonger pour faire une démonstration de la force du hara. Il est montée sur mon ventre, debout. La douleur a été horrible, j'ai cru m'évanouir. J'ai arrêté définitivement toute pratique martiale. »18

Les débutantes en aïkido témoignent : « Je suis montée sur les tatamis pour la première fois, on a fait le salut, un homme m'a attrapée sans un mot et je me suis retrouvée par terre, le nez contre un tatami puant. Je ne suis plus jamais revenue. » Une autre : « Mon prof d'Aïkido après 3 minutes d'échauffement part sur 20 minutes de techniques avec chute enlevée. Les dix débutants qui ne savent pas chuter enlevé n’ont ni explication ni alternative accessible. »

Ces mauvais traitements s'appliquent aussi aux personnes plus âgées. Entre 40 et 70 ans, les femmes peuvent perdre 40% de leur masse osseuse et sont donc plus sujettes aux fractures. Une Parisienne raconte : « Débutant l'aïkido à plus de 60 ans, je pratique avec un homme gradé, grand et de forte carrure. Je n'ai jamais vu la technique proposée, mais sans explications, il me soulève, me fait passer par dessus ses hanches et me balance directement au sol (koshi nage) ».

Une étude menée par la Commissions Féminines de la Fédération Française d'Aïkido et de Budo19 déplore la même situation au sein des clubs d'aïkido. Au lieu de déployer leur énergie pour leur art, les pratiquantes d'aïkido s'épuisent à se protéger des comportements brutaux de leurs partenaires « J'ai des appréhensions physiques, certains te massacrent les poignets, te contraignent à la chute enlevée, ne te font pas chuter en sécurité. Ils ne dosent pas leur force et ne retiennent pas leur frappe. »

Sous couvert d’entraînement, les pratiquantes subissent des agressions : « Je me prends des coups réels au visage au prétexte que je suis mal placée, et que c'est bien normal que je me les prenne dans la gueule ». En visite dans une autre école d'Aïkido, j'ai vu un professeur âgé, armé d'un bâton, frapper une jeune fille au plexus à de multiples reprises. Elle a fini avec un bleu.

Djihene Abdellilahl rappelle que rien ne justifie qu'on frappe et insulte les gens pour soi-disant les endurcir et qu'encaisser les coups ne fabrique pas des « guerrières » mais bien des victimes. Les violences qu'elles a elle-même subies ne l'ont pas rendue plus forte, mais ont normalisé dans sa tête les violences physiques et psychologiques qu'elle dénonce aujourd’hui « Selon les travaux de Christine Mennesson, sociologue spécialisée dans le sport et le genre, certaines femmes adoptent des attitudes de ''guerrières'' non pas par choix, mais pour être acceptées et respectées dans des environnements dominés par les hommes. Cette dynamique crée une illusion de consentement à des pratiques violentes. »20

4. La condition physique (42 %)

Les croyances auto-limitantes dues aux stéréotypes de genre et à l'absence de représentation féminine entraînent un sentiment d'exclusion. Ce manque de confiance en soi amène des femmes à estimer qu'elles ne sont pas assez en forme pour une activité physique.

Les aikidokas souhaiteraient21 aussi que plus d'enseignantes et de pratiquantes soient mises en lumière dans la communication, les stages et les démonstrations. Comme le dit Yeza Lucas, « Si une autre femme vient s’ajouter au groupe je ne suis plus seule. Et si une troisième arrive et qu’elle voit déjà deux femmes sur le tatami, elle pourrait à son tour se sentir moins intimidée. »22

5. Le manque de lieu (38 %)

Les femmes ont appris à considérer leur biologie comme un « inconvénient » à mettre de côté, quitte à y laisser leur santé, pour s'imposer dans ce monde qui idolâtre la force. Lola Lafon le résume avec humour « La fermeté fait l'objet d'une vénération : fermeté des seins, des cuisses, des discours politiques ''musclés'', couillus. Tout sauf être un Flanby. Horreur du friable, du mou, du tremblement. »23

Ce qui est plus arrondi, souple ou tendre est voué au mépris et à endurer la violence. Dans cet univers asphyxiant, les femmes, comme le poisson qui doit grimper à un arbre pour prouver sa valeur24, se croient stupides et incapables ou encaissent en s'abîmant. C'est pourquoi avoir des lieux où pratiquer selon leur souhait, en sécurité, et prises en compte dans leur biologie spécifique est un objectif réclamé par la jeune génération (45 %).

J'ai fait ici l'état des lieux et il n'est pas encourageant. Le constat est-il pour autant sans appel ? Pas du tout : comme nous le verrons dans la suite de cet article à paraître dimanche 17 septembre, la solution existe et elle est très simple. Il suffit de devenir ReSister, voire, carrément de se changer en dragonnes.

LIRE LA SUITE ICI Episode 2 : devenir dragonnes

1Voir Christelle Taraud (dir.) – Féminicides. Une histoire mondiale, 2022, Paris, La Découverte.

2Etude Move her mind 2023, en Europe 53% n'en font pas autant qu'elles le souhaiteraient. Source https://www.asics.com/fr/fr-fr/mk/move-her-mind/report. Santé Publique France, 2024, 41% des femmes n'en font pas assez pour maintenir leur santé. 81% s'oublie elle-même faisant passer la santé et besoins de leurs proches avant.

3Patrick Roux, Le revers de nos médailles, Éditions Dunod, 2023

4Lire le témoignage et l'engagement de Neilu Naini sur https://www.metooaikido.com

5Championne du monde de grappeling et de France en MMA; fondatrice de Djihene Academy.

6Depuis 2016 : Karate -15%, Judo -16%, Aïkido -35%. Plus d'info sur les blogs de aiki-kohai et paressemartiale.

7Le gaslighting aussi appelé détournement cognitif est un concept de psychologie qui décrit les manœuvres utilisées pour manipuler la perception de la réalité d'autrui. L'information est déformée ou présentée sous un autre jour, omise sélectivement pour favoriser l'abuseur, ou faussée dans le but de faire douter la victime de sa perception et de sa santé mentale. Voir aussi H. Frappat Le Gaslighting ou l'art de faire taire les femmes, ed. L'Observatoire, 2023.

8Le mansplaining, désigne une situation dans laquelle un homme explique à une femme quelque chose qu'elle sait déjà, voire dont elle est experte, sur un ton condescendant et paternaliste.

9Séances et stages en non-mixité au dojo Tenshin Paris 20, au dojo Yuki ho Toulouse et au dojo Yume Milan.

10Commandée par ASICS, société japonaise création de chaussures et vêtements de sport depuis 1940

11Étude Move her mind 2023 consultable en ligne : https://www.asics.com/fr/fr-fr/mk/move-her-mind/report

12Étude Move her mind 2023.

13L’Observatoire des inégalités https://inegalites.fr/Le-partage-des-taches-domestiques-et-familiales-ne-progresse-pas

14INSEE, 2022, https://www.insee.fr/fr/statistiques/6047759?sommaire=6047805#graphique-figure3

15Chiffres de l'INSEE, consultable ici : https://inegalites.fr/Les-inegalites-de-salaires-entre-les-femmes-et-les-hommes-etat-des-lieux et https://inegalites.fr/La-rupture-conjugale-une-epreuve-economique-pour-les-femmes

16Le Monde « Viols : plus de neuf victimes sur dix connaissaient leur agresseur » 2018, https://urls.fr/hhsxAM

17Lieber, M. (2002). Le sentiment d’insécurité des femmes dans l’espace public : une entrave à la citoyenneté ?. Nouvelles Questions Féministes, 21, 41-56.

18Témoignage oral recueilli par l'autrice.

19CRF FFAB, Bilan 2019, consultable en ligne : https://www.ffabaikido.fr/fr/bilan-des-enqu-tes-des-crf-279.html

20Djihene Abdellilah, Arrêtons de normaliser la violence dans l’entraînement sous couvert de formation de guerrières, publié sur LinkedIn le 01/09/2024.

21CRF FFAB, Bilan 2019, consultable en ligne : https://www.ffabaikido.fr/fr/bilan-des-enqu-tes-des-crf-279.html

22Yeza Lucas Communiquer vous permet de fidéliser vos adhérents ! 2024 https://aikido-millennials.com/

23Lola Lafon Prendre notre place dans ce monde podcast "Chaud dedans" du 12 juin 2024

24Phrase attribué à Einstein.

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