On aurait pu s'attendre à voir des caméras, des micros affublés de gros logos, et des journalistes pugnaces prêts à interviewer les protagonistes à grands renforts de brouhaha. Le sujet est en effet d'importance et concerne l'activité des multinationales en Afrique ou en Asie pour prendre possession des terres et les convertir à l'agriculture intensive - en particulier des palmiers, à croire que le monde devrait se nourrir exclusivement de pâte à tartiner industrielle. Avec, à la clé, d'énormes bénéfices (de l'ordre de 400 % pour les spéculateurs qui ont, après la crise de 2008, investi massivement ce marché), mais aussi quelques dommages colatéraux, comme des paysans qui n'ont plus de terres, des exploitations ne respectant pas forcément le droit du travail, ou des atteintes à l'environnement du fait de la déforestation. Les multinationales mentionnées dans l'article – très bien documenté – étaient le Crédit agricole, Axa ou le groupe Bolloré, à travers ses filiales domiciliées au Luxembourg : Socfin ou Socapalm pour ne citer qu'elles. Bolloré est le seul à avoir porté plainte, ce qui nous a permis d'avoir accès à ces informations certes moins palpitantes que les pitreries de Cyril Hanouna sur D8, mais néanmoins capitales (à tous les sens du terme). Qu'il en soit ici remercié.
Et pourtant... le hall du Palais de Justice est bien calme ce 11 février. Les seuls médias représentés sont les incriminés (Bastamag, Rue 89) ou des journaux indépendants (Médiapart, L'Humanité, Reporterre, Arrêt sur image) à l'audience malheureusement limitée... Le tout mignon reporter aux allures de Tintin du Petit Journal de Canal + est en revanche absent. Il faut croire qu'il a grillé toutes ses cartouches en désignant à la vindicte publique le patron du Casa Nostra pour avoir vendu à prix d'or la vidéo du 13 novembre prise par la caméra de surveillance de son restaurant au Guardian au lendemain des attentats. Un film de très mauvaise qualité à l'intérêt informatif discutable, destiné à nous transformer en voyeurs terrifiés, incapables de penser, de comprendre et d'agir. On se demande bien pourquoi le Guardian voulait l'acheter.
Mais pour revenir à Canal +, qui vit au pays de Candy, sans pression ni censure sous l'aimable férule de son nouveau patron, il faut aussi reconnaître qu'il n'est pas le seul à avoir séché l'audience. Les autres grands médias dépendant de la publicité n'ont pas pris le risque de froisser un annonceur. Car si M. Bolloré a fait fortune dans le papier fin (Le B de OCB, c'est Bolloré, fais tourner fais tourner fais tourner !), les transports (Autolib et sa fantastique batterie électrique), il est aussi un magnat de la publicité, avec le groupe Havas. Et il est quelque peu chatouilleux sur sa réputation, comme nous l'a expliqué son avocat : ce vaillant capitaine d'industrie (il semble qu'on emploie encore ce terme ridicule dans les hautes sphères de l'économie française) est père de quatre enfants, c'est vous dire à quel point sa moralité ne saurait être remise en cause ! Il revendique le droit de faire des profits et d'être aimé. En ces temps de Saint-Valentin, c'est bien compréhensible.
Pour ce qui est de la journaliste, ma foi, elle a dû enquêter dans une boule de cristal, prétend l'avocat, qui n'est pas, pour le coup, visionnaire : son mépris, sa volonté d'humilier sont des marques de faiblesse qui mettent en relief la vanité de son client. Car enfin, de deux choses l'une : ou bien la journaliste raconte vraiment "n'importe quoi", et il suffisait de demander un droit de réponse pour lui asséner une « leçon de journalisme », ou son enquête est sérieuse et fondée... et la pédagogie risque bien de se retourner contre ceux qui la poursuivent, puisqu'ils donnent une audience inespérée à ces informations dont ils prétendent qu'elles sont erronnées et négligeables.
Car heureusement, il y a encore une justice dans ce pays. Les procès sont publics. La parole y est libre. Alors pour cette audience devant la XVIIe chambre du tribunal de Grande instance, la présidente a choisi de prendre son temps. Durant près de neuf heures, les lecteurs et lectrices de Bastamag ont pu écouter les journalistes, les responsables d'ONG, raconter ce que la plupart des médias ne racontent pas. Médiapart et l'Humanité rendent compte de cette journée hallucinante. Reporterre en fait le récit précis et détaillé. Je vous invite à le lire sur leur site (http://reporterre.net/) et à soutenir ce média qui ne peut pas compter sur la générosité des multinationales pour renflouer ses caisses. A l'heure où, selon la formule de Fabrice Arfi, «sept milliardaires contrôlent 95% de la production journalistique », l'honneur de certains médias est de ne pas leur appartenir. D'autant que les milliardaires en question sont d'abord des marchands d'armes, des banquiers, des magnats de la construction et de la téléphonie dont les intérêts sont plus privés que publics. Mais on ne veut pas vous embêter avec ça. Il y a Touche pas à mon poste qui commence dans dix minutes. Qu'une émission de potacheries télévisuelles ait pris pour nom le slogan détourné d'un mouvement antiraciste aurait mérité en soi une chronique. Malheureusement, à force de harcèlement publicitaire et de clowneries débilitantes, il semble que notre temps de cerveau disponible soit désormais expiré.
Quant au Petit Journal, on suppose qu'il attend le 7 avril pour ouvrir son édition du soir avec le délibéré du jugement.