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Billet de blog 15 mars 2015

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Débandade républicaine (épisode 3)

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Une République qui fait bander : c'est le rêve de Malek Boutih, tel qu'il l'expose dans une interview fleuve du dernier Charlie Hebdo, où il sème son fiel à loisir contre les élus de la même République et affirme que "la gauche se meurt parce qu'elle a réussi". Passons sur le caractère androcentré de la proposition : dans les quartiers populaires, les femmes représentent comme ailleurs 50 % de la population, et même si leur clitoris bande (c'est un fait anatomique), je doute qu'elles se sentent très concernées par cet idéal érotique de la bandaison républicaine. Ensuite, on ne peut que rester perplexe quant à la proposition : quand on bande, c'est a priori pour baiser. Cette invitation à baiser la République (what else ? comme dirait un acteur caféinomane) a tout de l'injonction paradoxale qui rend fou, conformément à son titre. La gauche se meurt d'avoir réussi, il fallait la trouver celle-là !

En ces temps de mondialisation néolibérale où nos désirs les plus intimes se transforment invariablement en parts de marché, l'appel à bandaison généralisée fait aussi un peu froid dans le dos. Car ce qui fait bander ou débander est infiniment personnel, et la République, c'est plutôt l'intérêt général. La bandaison Papa, ça ne se commande pas, soulignait d'ailleurs Georges Brassens en remarquant qu'avec Fernande, Félicie ou Léonore, la raideur était au rendez-vous, tandis qu'avec Lulu pas du tout. C'était avant le Viagra qui peut faire bander n'importe qui, n'importe quand et n'importe où. A condition de payer, bien sûr. Depuis sa mise sur le marché en 1998, la petite pilule bleue s'est répandue comme une traînée de poudre, générant plus de 2 milliards de dollars de profits par an sous prétexte de soigner une maladie intitulée « dysfonctions érectiles », ou « dyserection », censée affecter un homme sur trois dans le monde. Or ils étaient 10 % à vouloir soigner ce trouble, qui touche plus particulièrement les hommes mûrs ou âgés. Bander moins souvent ou moins dur n'est donc pas considéré, par 90 % des hommes, comme une maladie. Mais les 10 % restants, à l'échelle de la planète, ont suffi à enrichir les actionnaires de Pfizer ou Lilly.

Il n'y a guère d'études disponibles sur les effets secondaires éventuels de cette médication, car le principe selon lequel la bandaison serait une fin en soi (et une faim en soi) n'est jamais remis en cause. Sa critique serait pourtant bienvenue : le désir serait plutôt une faim de l'autre, une fin de soi, avec toute l'incertitude que cela suppose. Comme baiser la République n'est pas l'issue souhaitée, j'en suis sûre, par le grincheux Malek Boutih, la question reste posée : qui, de Fernande, Félicie ou Léonor pourra recevoir les hommages de ces bandeurs républicains, maintenant que Dominique Strauss Kahn a été blanchi par la justice ? A quelle opération de propagande sommes-nous ici soumis – sachant que Charlie partage avec DSK le même avocat et la même responsable de communication depuis l'attentat du 7 janvier ?

Car cet appel à bander pose la question symétrique de la résolution finale. Faut-il faire mouiller les femmes pour la République ? Encouragés par les profits générés grâce au Viagra et au Cialis, les labos pharmaceutiques y ont aussi pensé, en élaborant un traitement à base de testostérone pour remédier aux pannes de désir qui les affecteraient ! C’était à prévoir : on abreuve des générations de quinquas avec un Viagra qui les fait bander comme des cerfs, alors que leurs compagnes sont en pleine déprime préménopausique, si bien qu’évidemment, l’enthousiasme pour cette raideur soudaine n’est pas unanimement partagé. Certes, il y a les jeunes, mais bon, elles ont peut-être envie de jouer avec des camarades de leur âge. Donc, la solution du marché, c’est de créer le pendant du bandant, à savoir le Viagra pour Dames. Sous le doux nom d’Intrinsa, ce stimulant mis au point par l’entreprise Procter & Gamble (plus connue jusqu’ici pour ses lessives anti-redéposition) il y a près de dix ans se présentait sous la forme de patch d’hormones mâles et devait nous permettre de râler de nouveau à la Lune pleine, alors qu’on le faisait plus, juré, depuis des années. Contrairement au patch à la nicotine, qui nous empêche d’en fumer une, celui-ci nous aurait réconcilié avec la pipe, même quand on avait décidé d’arrêter (car aimer tue, c’est bien connu).

Il est bon de savoir que la vie sexuelle se modifie pour des raisons hormonales, et non parce qu’on change, qu'on mûrit, qu'on se lasse ou qu'on a simplement la tête ailleurs – ce qui, en soi, ne devrait pas être un drame. Je suis ravie d’apprendre que j’aurais désormais la mouille quel que soit mon état d’esprit, l'homme ou la femme dans mon lit et le degré de désespoir dans lequel me plonge le dérèglement climatique. Or Intrinsa aurait été dans un premier temps réservé aux femmes qui ne mouillaient plus en dépit du fait que tout va bien dans leur vie. Ça doit être pour ça qu’on l’a d’abord prescrit aux femmes qui venaient d’être opérées d’un cancer des ovaires ! Elles devaient avoir un moral d’acier, celles-là, et ont dû être bien contentes de retrouver leurs pulsions sexuelles débridées entre deux séances de chimiothérapie.

“En matière de sexualité féminine, on a trente ans de retard par rapport à l’homme”, reconnaissait alors François Giuliano, urologue “spécialiste de l’impuissance” dans un article de Sandrine Cabut paru en juillet 2006 dans Libération. A mon humble avis, ce serait plutôt trente siècles, mais loin de moi l’idée de décourager le directeur scientifique d’une entreprise qui s’intitulait “Pelvipharm”. Après avoir constaté, à leur grande surprise, que les “processus cognitifs” – autrement dit ce qui se passe dans la tête – jouaient un rôle important dans la libido féminine, les scientifiques ont cherché à cerner “les facteurs cérébraux du plaisir féminin”. La mélanocortine, “qui intervient dans la pigmentation, le contrôle du poids et le plaisir sexuel” leur a semblé un temps une piste prometteuse. Ils se voyaient déjà en haut de l’affiche, avec le remède miracle qui fait à la fois bronzer, maigrir et jouir, et qu’ils prévoyaient d’appeler “la pilule Barbie” (!). Malheureusement – la vie est encore plus mal faite que le vit –, “les résultats n’ont pas suivi”, et les chercheurs se sont rabattus sur l’ocytocine, une hormone qui joue un rôle déjà très important dans l’accouchement et la lactation.

Selon Marcel Hibert, directeur de recherche du laboratoire de pharmacochimie de la communication cellulaire du CNRS (Strasbourg), l’ocytocine et la vasopressine, une hormone proche, seraient néanmoins impliquées dans “une foule de comportements dont le point commun est de favoriser la reproduction de l’espèce” : l’érection, l’anxiété, la dépendance, le lien mère-enfant et la fidélité. Ainsi, comme Christophe Colomb découvrit l’Amérique en cherchant l’Inde, les chercheurs pourraient bien inventer la pilule de la fidélité sous prétexte de libérer notre sexualité.

C'est finalement une pilule rose destinée à lutter contre les « dyspareunies » féminines liées à la ménopause qui a timidement fait son apparition sur le marché en 2014. La dyspareunies, c'est le fait d'avoir des rapports sexuels douloureux. Une femme sur deux y serait exposée : lors du premier rapport sexuel (les fameuses vierges qui excitent tant les djihadistes ne passent pas forcément un bon quart d'heure), mais aussi après une accouchement, ou faute de lubrification suffisante à la ménopause. L'occasion d'un petit rappel pédagogique : pour une femme, faire l'amour sans désir, c'est une douleur. Je laisse les défenseurs de la prostitution librement choisie réfléchir à cette perspective.

Quand certains veulent qu'on bande pour la République, d'autres se préparent à prolonger le rapport (qu'on ne voyait pourtant pas au départ) : la dernière trouvaille des scientifiques, annoncée à grand renfort de trompettes en 2006 dans la prestigieuse revue “The Lancet” était un médicament à base de dapoxétine, destiné à retarder l’éjaculation. Des études révélaient en effet que 21 à 33 % des mâles de l’espèce étaient affligés d’éjaculation précoce. Ladite précocité est pourtant difficile à évaluer, bien que des cobayes aient accepté de se chronométrer de façon systématique durant plusieurs semaines. Aux JO de l’Ejac’, on atteint plus souvent les sommets du ridicule que les sommets de l’extase. D’après la FDA (Food and Drug Administration), la norme serait la suivante : moins de deux minutes, c’est précoce. Mais, pour les Français, toujours vantards, on trouve plutôt que la précocité est inférieure à quatre minutes, alors que certains hommes de l’Est se satisfont d’un joli trente secondes. Pour mémoire, je rappelle que le record du monde du 100 mètres détenu à ce jourpar le Jamaïcain Usain Bolt est de neuf secondes cinquante-huit dixièmes (9”58). Comme quoi on peut parcourir une sacrée distance en 30 secondes ! On me dira “qui veut voyager loin ménage sa monture”, et je répondrai que l’aspirant éjaculateur tardif devra prendre soin de lire la liste des effets secondaires avant de se ruer sur sa plaquette de dapoxétine : car après avoir limé en cadence jusqu’au Nirvana attendu, certains pourront être affectés de nausées, de diarrhées et de maux de tête. D’ici qu’on nous dise, “pas ce soir, chérie, j’ai pris ma dapoxétine”, y a plus des kilomètres, et ce n’est pas Florence Griffith Joyner, détentrice du record féminin du 100 mètres en 10”49 qui me contredira ! Les amoureux de la performance n’auront qu’à se remémorer ces temps exacts, leur lieu, leur date et le nom des champions pour faire durer le plaisir. Cette technique de la diversion mentale a fait ses preuves, et ne risque pas de leur donner la diarrhée.

Quant à la République, on se demande encore ce qu'elle aurait à gagner à cette débauche de rapports sexuels biochimiques, dont l'objectif semble principalement d'enrichir quelques vieux mâles blancs siégeant dans les conseils d'administration des laboratoires pharmaceutiques. Le sexe s'en trouvera-t-il amélioré ? Non. Je revendique avec mes amis et mes amours le droit à la gratuité, l'imperfection et l'imprévisibilité sexuelle. Et la possibilité de vieillir sans en faire tout un fromage. Baiser pour le plaisir, d'accord. Baiser pour se soumettre à un diktat du marché, non merci. Et je rappelle aux distraits qu'un rapport sexuel ne se limite pas forcément à planter un piquet. Les voies du plaisir sont parfois impénétrables et c'est même ce qui fait leur attrait. En ce qui me concerne, le point G ne se trouve pas à la fin du mot “shopping”. Mais au début du mot « génie ». Et au milieu du mot « orgasme ». Pour les amoureux de la langue française et de la langue de veau, vous remarquerez qu'il ne se trouve nulle part dans le mot « République ».

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