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Billet de blog 15 décembre 2019

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Etes-vous dérangée, dérangeant ou dégenré?

Parce qu’on a un corps même pendant la grève, parce qu’on ne veut pas battre en retraite, on vous parle encore du sang qui abreuve nos sillons. Et de son lien avec les féminicides.

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Illustration 1
Manifestation #NousToutes, 23 novembre 2019. © ET

 « Notre sang vous dérange seulement quand il vient de nos vagins. »

J’ai pris cette photo le 23 novembre 2019 lors de la manifestation de #NousToutes contre les violences envers les femmes. Je ne connaissais pas la personne qui posait avec cette pancarte. A l’arrière-plan, on voyait une banderole qui affichait « FEMINICIDES » en lettres capitales. Je me rappelle lui avoir demandé l’autorisation de la photographier, avant de partager l’image sur ma page Instagram et sur Facebook. Des personnes qui la connaissaient l’ont très vite identifiée sur leurs stories, sur leurs publications. Elle a rédigé un post sur Twitter, expliquant la tornade de messages chaleureux qu’elle recevait, et se réjouissant de cette sororité – même si le fait d’être au centre de l’attention la mettait un peu mal à l’aise. Deux semaines plus tard, 11 000 personnes avaient aimé l’image sur Instagram, le média « L’importante » l’avait partagée sur les réseaux, et elle continue encore au moment où j’écris ces lignes à attirer des clics d’approbation quotidiens, ainsi que des commentaires plus ou moins enthousiastes.

Je vais tenter ici de comprendre ce qui justifie un tel succès, en me penchant également sur les réflexions que cette publication a suscitées.

Commençons par le commencement. Emma Zahn, qui a écrit cette pancarte, a réussi par cette formule à résumer ce qu’expérimentent de nombreuses personnes tout au long de leur vie. Oui, le sang qui s’écoule entre nos jambes suscite le dégoût, les moqueries, le rejet, les croyances les plus extravagantes alors qu’il n’est le fruit ni de la violence, ni de la maladie. Le sang de la guerre, des films d’horreur, à qui nous devons tant de nos malheurs est en revanche glorifié, et celui produit par les violences sexistes est ignoré ou minoré. Les victimes, d’ailleurs, sont toujours soupçonnées d’en être vaguement responsables. Pour chaque femme morte sous les coups de son conjoint, combien en effet de plaintes, d’alertes, d’appels au secours non entendus ?

140 connards et moi et moi et moi ?

Le tabou des règles contribue donc tout d’abord à nous inférioriser en nous persuadant que nous sommes dégoûtantes et impures au moins une semaine par mois pendant quarante ans. Contraintes de taire et cacher un phénomène biologique si important pour notre vie, notre santé et notre bien-être, nous finissons par croire que cette vie, cette santé et ce bien-être ne comptent pas. Nous passons sous silence les douleurs que nous éprouvons. Nous nous installons dans un rapport de défiance vis-à-vis de notre propre corps et sommes souvent dans l’incapacité de reconnaître et comprendre ce qui nous arrive, d’appréhender notre sexe et notre sexualité avec bienveillance. Pire, nous ne savons pas le faire respecter. C’est ainsi que ce tabou contribue à faire le lit de la violence.

Mais il est difficile d’en convaincre les internautes qui sont tombés par hasard sur cette photo.

Sous le pseudo d’inside burghemm, un instagrammeur nous explique d’abord qu’on brasse beaucoup d’air pour pas grand chose : « En fait, j’ai beau chercher je ne vois pas le rapport. Il y a environ 32 millions d’hommes en France et environ 140 féminicides en 2019 (ce qui fait au moins 140 de trop). Du coup, c’est quoi le rapport entre les règles et les 140 connards... et surtout pourquoi penser que 140 connards sont représentatifs de 32 millions de d’hommes... ? »

Peut-être est-ce le moment de lui rappeler que l’on compte 219 000 auteurs de violences conjugales en France, et que 25 % des femmes affirment avoir été victimes d’agression ou de harcèlement dans l’espace public dans l’année qui précédait. A l’évidence, un nombre considérable d’hommes ne respectent pas les règles. Surtout quand il est question du corps des femmes. Mais, surtout, ils ne les connaissent pas, comme le prouve un spécialiste de l’anatomie féminine en pleine crise de mansplaining : « Le sang ne vient pas du vagin, mais de l’utérus. Appropriez-vous votre corps ! », clame-t-il sur ma page Instagram. Le gars croit sans doute que quand il pisse, ce n’est pas par le pénis, mais par la vessie. Et quand il respire, ce n’est pas par le nez, mais par les poumons. Quand il fait caca… bref, vous m’avez comprise.

Venons-en donc au sang menstruel lui-même, sur lequel un autre internaute se plaît à nous livrer ses éclairages. Pour lui, le sang qui sort des veines et celui qui sort du vagin est le même. C’est ça, le « rapport » entre règles et féminicides. Puis, la discussion vire sur le fait que le corps ferait menstruellement sa vidange avec les règles. En moins de temps qu’il ne faut pour le dire, revient en force l’idée d’un sang menstruel toxique, signe d’une impureté qu’il faudrait purger, et accréditant le lien entre déjection et sang menstruel. On est en plein dans Pline l’Ancien : le sang des règles donne la rage aux chiens, ternit les miroirs, fait tourner le vin, rouille le fer et transmet des maladies. Celles qui n’en ont pas honte sont forcément des sorcières ou des folles.

Dans les règles de l'art

Le hasard veut que quelques jours plus tard, un article publié par Aude Lorriaux dans 20 minutes sur le thème « Art et menstruation », relance le débat menstruel au point que plusieurs se mettent voir rouge.

A l'idée qu'on puisse peindre avec le sang menstruel, voire traiter ce sujet en photos ou en vidéos, des internautes qui affichent pourtant des pseudos raffinés comme Cochon masqué ou Jacques Facial sont soudain pris de vapeurs : quoi ? comment ? de l’art avec des menstruations ? Et pourquoi pas avec du caca ? du pipi ? des crottes de nez ? du sperme ?

Mon intervention, surtout, les a fait sortir de leurs gonds : « Avec le sang de la guerre, des films d’horreur, on n’a pas de problème, disais-je à la fin de l’article. Mais une goutte de sang menstruel dans une pub et le monde est terrorisé… »

Le premier à s'insurger est un certain Mars Attacks (en référence probablement au manuel d’imagination libre « Les hommes vivent sur Mars, les femmes sur Vénus ») : « Le sang versé à la guerre est le prix à payer pour défendre un pays, des idées, un honneur ou, très souvent, sa femme et sa famille, affirme-t-il, avant de préciser en connaisseur que "même une chemise auréolée a plus de signification que la passivité d’une serviette hygiénique usagée". »

Déjà, il va falloir me démontrer en quoi une serviette usagée serait plus passive ou moins significative qu’une chemise, mais passons. Persuadé que nous n’avons que ça à faire, Mars Attacks nous met au défi avec un impérieux : « change my mind » ! Je sais que la cause est perdue d’avance et pourtant… Choisir de se battre au lieu de discuter ? De voler, de s’approprier, de violer et de soumettre ? De s’entretuer au lieu de s’entraider ? On peine à voir dans la guerre autre chose qu’une épouvante, qui privilégie la concurrence et la prédation aux dépens du partage et de la coopération, dont il me semble qu'ils témoignent de davantage d'intelligence et d'humanité. On peut souffler dans des trompettes et fleurir les monuments aux morts en exaltant le sacrifice des soldats, ça reste quand même de la connerie en barre. Et sans réduire les femmes à leur fonction reproductive, il est stupéfiant qu’elles soient stigmatisées du fait même qu’elles ovulent tous les mois tranquillement, tandis qu’un soldat qui prend la vie d’un autre ou perd la sienne pour des motifs qui, souvent, lui échappent, se verra auréolé de gloire. « On croit mourir pour la patrie, on meurt pour les industriels », écrivait le bien nommé Anatole France au lendemain de la Première guerre mondiale. Au regard de ces considérations, la mise en concurrence des sangs menstruel et guerrier se révèle comme une manière plutôt ignoble d’établir une hiérarchie au profit de la classe des hommes.

Des armes ou des larmes

Pour justifier le dégoût des règles, certains s’appuient cependant sur des études liées à la psychologie évolutionniste qui affirment, avec Debra Lieberman, qu’il pourrait s’agir d’un phénomène adaptatif destiné à nous tenir éloignés du sang, perçu comme vecteur de maladie. Or, contrairement aux idées reçues, le sang menstruel ne véhicule pas plus de microbes que la salive ou les larmes, qui, elles, ne font pas l’objet d’un tabou équivalent, et bien moins que les selles ou l’urine. Sans parler du sperme qui peut tout autant transmettre des maladies, mais qui ne suscite par un dégoût similaire – au contraire.

Le sang menstruel est en revanche la manifestation d’un cycle indispensable à la survie de l’espèce : le tabou des règles concerne surtout les relations sexuelles pendant cette période. Non parce que les hommes risqueraient d’être contaminés par on ne sait quelle pécole, mais peut-être parce que ce moment n’est pas propice à la fécondation. D’après certains anthropologues comme Chris Knight, il est très possible que ce dégoût se soit d’abord construit à l’initiative des femmes, qui auraient ainsi régulé la sexualité humaine afin de contrôler la fertilité de leur clan en lien avec les différents cycles naturels. La façon dont ce pouvoir s’est ensuite retourné contre elles jusqu’à les frapper d’impureté une semaine par mois est à mettre en rapport avec l’instauration du patriarcat, il y a quelques milliers d’années. Faire honte à la moitié de l’humanité pour quelque chose qui relève de sa biologie a dû se révéler un puissant outil de domination, tout comme la répression systématique de toute velléité d’indépendance, y compris à travers la violence et le viol.

C’est peut-être ce que dit cette pancarte, finalement. Et c’est parce que des milliers de personnes prennent aujourd’hui conscience de cette injustice que l’image a eu, me semble-t-il, un tel succès. La révolution menstruelle ne fait que commencer

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