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Si vous détestez le Nouvel an autant que moi, vous aimerez sûrement ce livre qui part d’un présupposé étrange : Karen Guillorel part à l’autre bout du monde pour fuir le sien – ou le trouver, va savoir, mêlant le regard intérieur et le regard extérieur. Quand je l’interroge , Karen est la première à dire que le voyage est un sujet « touchy » : ce qui fait qu’on part à la rencontre d’autres cultures, d’autres terres, d’autres peuples et d’autres esprits est souvent empêtré de considérations politiques et de rapports de domination que Karen ne prétend pas esquiver. En l’écoutant, je pense à mon père qui disait qu’il ne voyait pas pourquoi il irait dans un pays où il n’avait rien à faire. Il regardait mes rêves d’Egérie (dont je vous rappelle qu’elle fut non seulement une muse inspiratrice dans l’Antiquité grecque, mais aussi une pèlerine au IVe siècle qui a écrit un guide de voyage vers Jérusalem) d’un œil désapprobateur. Il n’a pris l’avion qu’une fois pour aller au Vietnam assister à un mystérieux rassemblement politique dont il est revenu avec une griffe de tigre. Son indifférence envers moi était telle que lorsque je suis partie au Maroc en 1982 à l’âge de vingt ans, pour un reportage sur l’architecture des ksours, il lui a fallu quatre mois pour s’inquiéter de ne pas avoir de mes nouvelles (en réalité j’avais juste rencontré un jeune sage musulman visionnaire qui m’a fait parler avec les esprits, mais ceci est une autre histoire).
Le chaman, ses règles et les nôtres
J’ai fait quelques voyages dans ma vie, mais aucun n’égale ceux que Karen Guillorel a pu accomplir. La meuf est quand même allée jusqu’à Istanbul à pied, avant de poursuivre à vélo jusqu’à Jérusalem. Elle a pris le Transsibérien, et accompli un périple en Mongolie à cheval pendant six jours (« mais c’était juste touristique, même si c’était un peu sportif et tape-cul », commente-t-elle). Elle a cherché un chaman en Sibérie qui a refusé de la recevoir parce qu’elle avait ses règles, et n’a obtenu les réponses à sa quête spirituelle qu’à son retour, auprès d’une chamane de Tuva qui vivait paisiblement en banlieue parisienne. Cet été, pendant que je prenais quelques jours de farniente sur la Côte d’Azur, elle a décidé de descendre une rivière du cercle polaire jusqu’à la frontière finlandaise en canoé – une aventure qui n’a finalement pas été possible sur place, ce qui ne m’a pas empêché d’avoir le tournis en pensant à elle avec son canoé gonflable, son vélo, son mètre quatre-vingt et sa façon audacieuse d’arpenter l’invisible. Pour s’entraîner, elle avait fait en juillet le tour de la Bretagne à vélo, et envisageait à son retour de reprendre le chemin de Compostelle. A l’heure où j’écris ces lignes, elle est en train de préparer un autre voyage en Himalaya, pour ramener son film et son livre aux personnes qu’elle a rencontrées sur place en 2020, et, accessoirement, s’initier à la peinture de tangka. Car Karen peint aussi. Elle enseigne l’écriture et le scénario, écrit des séries d’animation et ne perd pas une occasion de tenter l’impossible. Comme beaucoup de personnes qualifiées d’hyperactives, elle a des méthodes pour « se canaliser », selon ses propres termes. L’une d’elles consiste à diviser ses tâches en quartiers de tomate. Elle assure que c’est très efficace, même si je n’ai jamais réussi à l’appliquer en ce qui me concerne, car quand je coupe les tomates, c’est juste pour les cuisiner.

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Vers un lac
Son livre, paru en septembre dernier aux éditions du Passeur, s’intitule « Losar », qui signifie « Nouvel An » en tibétain. Un texte étrange et inclassable qui commence par un ratage presque comique : chaque fois que Karen Guillorel se pointe quelque part, on lui dit que Losar est passé, ou dépassé, ou repassé. A la recherche du Nouvel An Perdu, Karen nous fait part de ses réflexions et sensations directes, avec une sincérité et une authenticité qu’on ne trouve guère en littérature. Jamais de pause, jamais de mise en scène, juste une recherche de vérité qui frappe par son humilité. A la suite d’un rêve qui la guide, elle décide de se rendre au Dolpo pour marcher le long de la rivière Suligad vers le lac de Phoksundo et ses multiples légendes. Avec son guide népalais, prénommé Santosh, s’improvise une marche semée d’embûches et d’incompréhensions, de solidarité et de regards clairs.
Car l'autrice se préoccupe sans cesse de l’autre, de sa situation, de ses liens, de sa culture, sans en faire des préjugés et sans en tirer de leçons. Cette qualité de regard n’est pas si fréquente et j’avoue qu’elle me fascine.
Karen Guillorel se pense elle-même dans ce rapport de distance et de proximité paradoxal, qui fait qu’on n’est jamais étranger qu’à soi-même, et que les rapports de domination ou d’exploitation ne sont jamais tout à fait absents de nos quêtes d’absolus. Guidée par la rivière, aspirée par le ciel, la neige, le froid, vers ce lac mystérieux, elle suit un fil imaginaire qui nous emporte peu à peu dans son sillage.
Des dessins à la plume noire accompagnent ce texte qui vous restera dans la tête comme une musique ancienne, un chant intime et lancinant qui dit nos proximités spirituelles dans un monde déchiré et toujours magnifique. Son film, « Dolpo – vers un lac » (42 mn), programmé dans les festivals, donne à voir ces images sous une autre forme, mêlant dessin, récit et images en couleur ou en noir et blanc, avec une délicatesse extrême.
PS. Si vous voulez rencontrer Karen Guillorel, elle sera avec moi le 18 décembre 2021 à Ground Control 81 rue du Charolais, 75012 Paris de 16h à 17h pour signer ses livres lors du Festival de Noël féministe. Je vous promets qu’une rencontre, même brève, avec elle vaut beaucoup de voyages.