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Billet de blog 20 novembre 2023

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Quelque chose qui dévore tout

La lune est croissante, elle monte et grossit dans le ciel en ce 20 novembre 2023, où l’on célèbre aussi la journée internationale des droits de l’enfant. J'ai choisi dans ma newsletter Nouvelles Lunes qui paraît ici en miroir de donner la parole à la poétesse Séverine Delrieu.

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Il y a plusieurs semaines que je pense à la newsletter exceptionnelle que je voulais vous proposer à l’occasion de cette journée. Elle ne concerne pas la guerre, en tout cas pas celle qui se déroule en Ukraine ou en Palestine. Mais quelque chose me dit qu'il y a un lien, car les enfants sont les premières victimes des crimes perpétrés au Proche-Orient par le Hamas et par l’armée israélienne d’occupation, qui pilonne Gaza sans discontinuer, privant à ce jour plus de cinq mille enfants du premier de leurs droits : le droit à la vie.


Dans l’échelle des violences, le premier barreau est cependant celui de la famille, comme le dénonce le rapport de la Ciivise : « Violences sexuelles faites aux enfants : on vous croit », paru la semaine dernière. La commission indépendante sur l’inceste et les violences sexuelles faites aux enfants dresse un état des lieux effrayant de la situation et des manquements de la justice. Une personne sur six est concernée. Contrairement aux idées reçues, ce n’est pas l’inceste qui est tabou mais sa dénonciation.


Faire place à des textes qui dénoncent, décrivent et défont les violences est aussi une des raisons d’être de Nouvelles Lunes. Avec vingt-huit poèmes qui disent l’indicible, Séverine Delrieu ouvre cette première Lune croissante de la poésie, qui ne devrait pas être la dernière. Je ne reproduis ici que les cinq premiers poèmes. Pour découvrir les autres, il suffit de suivre ce lien et de s'abonner ensuite à Nouvelles Lunes

Séverine Delrieu est membre du collectif d'artistes Hic est sanguis meus. Elle écrit des textes et poèmes et participe aux performances-lectures avec le collectif à Paris, Rome, Berlin – notamment du recueil Quelqu'un est mon sang. Parmi ses publications : 36 choses à faire avant de mourir, Ed. Pré Carré, et des contributions à des revues.


QUELQUE CHOSE QUI DÉVORE TOUT

1
Tu m'as demandé en souriant
De t'écrire un poème
Comme ça
Dans la cuisine
En me lançant trois modestes mots
Que je me devais d'entremêler
De manière habile
Pour obtenir quelque chose
Avec peu d'efforts
Mais ma gorge s'est nouée
J'ai baissé la tête
J'ai cru que j'allais me mettre à pleurer
J'aurais dû te dire la vérité
Toute l'émotion de ma détresse
L'aiguille plantée dans mon cœur
Les choses que l'on ne peut dire
Avec précision
Tout ce qui a été perdu
Volé et violé
Que mon cœur ressemble à un arbre noir
Couvert d'oiseaux
Qui piaillent et me perforent la chair
Que caillassé
Il saigne
Que tabassé à coups de pieds
À coups de poings
Il meurt 
Son humble matière disparaît
Qu'il a pénétré en enfer
Que la souffrance est la conscience
Tout au long des années
Que sa condition fut la menace
Qu'ils ont joué avec lui
à une roulette russe
Particulièrement sadique
Que je suis distordue
Détériorée dans mes émotions
Qu'une procession a lieu
À l'intérieur de moi
S'avançant vers le tombeau
De la petite fille
Que je cherche à ressusciter
À consoler autant de temps qu'il le faudra
À adorer
Être la mère
Qu'elle n'a pas eue
Te dire l'adoration que j'ai pour toi
Être ta mère
Donner ma vie pour toi
Te donner tout mon amour
En bégayant
Les mêmes séries de mots
Mendier nos conversations
Ta présence
Se serrer fort dans nos bras
Pour qu'il y ait de la beauté
Que cachés
Nos cœurs résistent
 
2
Je n’ai ni argent ni confort
Je ne suis propriétaire de rien
Je n’ai ni maison à la campagne ni sur le littoral
J’habite un logement social
Où nous avons passé le confinement
Mon enfant et moi
Enfermé·es dans le numérique
Perdu·es dans les images
Moi dans les mots
Nous avons aussi beaucoup cuisiné
Pour nos ratatouilles
Mon enfant ajoutait le thym
Je pensais à la sauge
Nous avons mijoté nos malheurs
assaisonné nos douleurs
Nous nous sommes assis·es dans la cuisine
Devant nos auges fumantes
nous n’hériterons de rien
nous sommes libres
nous savons nous taire
écouter les autres
nous savons caresser une main
une joue
c’est là toute notre richesse.
 
3
Pourtant depuis le CE2
J’erre à la dérive
J’essaie de travailler
D’être maman
De rebrancher mon cerveau
De réveiller mes neurones
De restaurer mes pensées
Je ne comprends plus rien
à rien
 depuis l’inceste
 
4
Celle que j'étais en 1983 est morte
Son corps n'existe pas
Il n'y a pas eu de cérémonie
Pas d'enterrement
Ni de certificat de décès
Mais j’ai bel et bien 
Disparu de la surface de la terre
En un instant
 
5
Et souvent
La nuit mot à mot
J'écris pour me chercher
Au milieu du silence
Ma respiration
 Mon corps s'est évaporé
L'écriture le cherche
Cherche à le recomposer
À mettre en lumière ses gouttes
L'écriture fait du bouche-à-bouche à mon corps vidé
L'écriture dénoue les nœuds de mes cheveux qui ne sont plus
Qu'une pelote de laine grise oubliée sous l'armoire
L'écriture avance dans la pièce pour réveiller une âme cassée
L'écriture respire les cendres de mon corps
La poussière est l'alphabet de l'écriture
L'écriture ouvre grand ses yeux
Derrière la porte
L'écriture va là où personne ne veut aller
Même pas moi
 

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