Ma maman est tout le temps malade en ce moment. Elle passe des examens, elle se fait opérer, elle rentre chez elle, elle reçoit des soins à domicile, puis alors qu’on croit que tout est arrangé, elle repart à l’hôpital où elle a pratiquement maintenant son rond de serviette qui l’attend. Du coup, sa vie n’est pas toujours désopilante. La morphine n’y joue aucun rôle récréatif et les petits plaisirs de la vie comme un bon repas ou une partie de belote avec les copains se font de plus en plus rares. Comme elle est énervée, elle se casse un bras. Cette femme ne sent pas sa force. Mais elle a pris l’habitude de survivre à tout et je ne serai pas surprise qu’elle finisse centenaire, si toutefois elle consent à ne plus se jeter sur les obstacles qui s’interposent entre elle et les choses.
Sa survie n’est pas seulement une affaire de gènes ou de mode de vie. Si tel était le cas, je ne donnerai pas cher de son avenir. Non, c’est surtout à l’extraordinaire qualité de notre système de santé publique que l’on doit ce petit miracle. D’accord, la nourriture dans les hôpitaux est une épouvante, et il faudra qu’on m’explique un jour pourquoi on conseille aux personnes venant d’échapper à un cancer digestif de reprendre une alimentation comportant, je vous le jure sur sa tête alouette, de la charcuterie à tous les repas. D’accord, les tracasseries administratives sont parfois exaspérantes, et la charge de travail du personnel soignant est telle qu’on se demande comment ils et elles parviennent à faire leur travail sans perdre leur calme ou leur âme. Je suis en train de lire le livre de Martin Winckler « Des Brutes en blanc », et je sais bien que la violence ou la maltraitance sont tapies dans le corps médical comme la maladie l’est dans nos pauvres corps d’humains. Mais je mesure aussi chaque jour ce que nous devons à Ambroise Croizat, à la sécurité sociale, à la médecine en général. Et tout cela me conduit à vous parler en cette veille de scrutin présidentiel du corps électoral et social, tel que je le vois à travers le prisme de ma maman malade.
Comme ma maman, le corps électoral français est atteint d’un trouble de la démocratie (vous ne trouvez pas qu’on dirait le nom d’une maladie tout à coup ? Vous avez une démocratie sévère et sans doute incurable). Nous sommes littéralement déboussolés, socialement, sous l’emprise de perturbateurs endoctriniens qui « imitent » le comportement de nos hormones naturelles, mais en les pervertissant. Ainsi des candidats issus du système et refusant de le respecter paraissent-il comme antisystème. Ne pas respecter la loi qu’on impose aux autres semble le summum de la subversion.
Je vous donne un exemple et vous allez vite comprendre. L’exemple, c’est celui des ambulanciers qui sont venus chercher ma maman hier à l’hôpital pour la reconduire chez elle, où se poursuivra ce que l’on appelle « une Hospitalisation à domicile », ou Hâche à Dés. Ils sont en retard, comme toujours. C’est la même chose avec les brancardiers qui, j’ai fini par le comprendre, ont été « uberisés » au sein même du centre hospitalier : équipés d’une téléphone portable, ils prennent « les courses » en fonction de leur proximité avec le lieu en question, et non de l’état du ou de la malade concerné.e. C’est ainsi que ma mère, une fois, a attendu pendant trois heures après un scanner qui lui avait diagnostiqué une péritonite, devant un mur où, en raison des antidouleurs, elle voyait se balader des millepattes. Le brancardier n’avait pas reçu l’appel. Pourtant il était à côté. C’est un autre qui a finalement surgi et s’est proposé pour pousser le fauteuil roulant que j’aurais aussi bien pu pousser moi-même si on ne m’avait pas menacé des flammes de l’enfer en raison d’obscurs problèmes d’assurance et de responsabilité médicale. Je suppose que laisser quelqu’un mourir d’une péritonite au milieu du couloir leur avait paru moins risqué au plan juridique. Je plaisante, n’est-ce pas, je sais bien que ce n’est pas de leur faute. Comme ils me l’ont répété plusieurs fois, ce n’est pas moi, Madame, c’est le système. J’ai ainsi eu le plaisir d’apprendre que tout l’hôpital était passé en B5. Ne me demandez pas ce que c’est. Mais apparemment, cela signifie qu’on ne peut pas ouvrir le dossier d’un patient sur l’ordinateur sans passer au préalable vers un autre guichet situé à l’autre bout de l’hôpital.
Donc pour revenir aux ambulanciers hier. Ils étaient prévus pour 13h. 14h, personne. Ma mère est de pied en cap, prête à partir à l’assaut du monde, mais il y a un problème avec la machine qui est supposée l’accompagner jour et nuit, et à laquelle elle est reliée par d’étranges et flippants tuyaux. Ma mère demande aux infirmières de vérifier que tout marche bien, parce que ça fait un drôle de glou glou, mais personne ne l’écoute. Finalement un chirurgien qui passait là par hasard (enfin, par hasard, il travaille là en même temps) confirme la crainte de ma maman : oui, il y a un problème avec la machine. Du coup on remercie les ambulanciers d’être en retard. Si la machine s’était déréglée à la maison, on aurait dû revenir. Bref. 14h30, voilà les ambulanciers qui arrivent. Tout le monde est énervé, surtout les ambulanciers, qui se font engueuler depuis le matin parce qu’ils sont toujours à la bourre. Les papiers ne sont pas prêts et tout le monde se rejette mutuellement la responsabilité de les remplir. Ma mère tapote du pied sur le sol ce qui n’est jamais très bon signe. Comme toujours dans les moments de stress, je suis à deux doigts de m’endormir. Je sais, c’est une drôle façon de réagir au stress, mais le sommeil est le seul endroit où je puisse aller en ce moment. Je tente pourtant de résister car je suis sur le lit de ma mère, et dans la confusion il se pourrait bien qu’une équipe déboule pour m’emmener au bloc opératoire, et là, va savoir ce que les chirurgiens feraient de moi en ces temps de sondages intempestifs.
Les ambulanciers, on dirait un peu Laurel et Hardy, sauf que Laurel est noir de peau et que Hardy un peu moins gros que l’original. Dans la voiture où nous finissons par monter avec ma mère, je lance la discussion pour détendre l’atmosphère.
- Alors, vous votez ce week-end ?
- Oui, me répond Laurel d’une voix sinistre.
- Et on peut vous demander pour qui ?
- Oui, on peut : je vais voter pour un petit candidat de droite.
- Ah.
Je tente de rester neutre. L’expérience m’a appris que le contraire serait contreproductif. Apparemment, ma neutralité le déçoit. C’est pour choquer les gens comme moi (bien que je ne sache pas bien ce qu’il entend, lui, par les gens comme moi), que Monsieur l’Ambulancier veut voter pour ce « petit candidat » de droite dont l'exploit principal consiste à avoir quitté un plateau de télé pour protester contre le fait que la télé ne lui donnait pas assez la parole. Ce qui lui plaît aussi, c’est l’idée de voter contre sa classe. Il me l’explique en parlant du second tour avec une rage à peine contenue. Car au second tour aussi, il veut voter à droite. Cette droite qui ne se prétend pas extrême. Et ses motifs me laissent littéralement sans voix : « Oui je vote à droite, parce que je suis pour la défiscalisation des heures supplémentaires. J’en ai marre de payer pour les pauvres, ces gens qui sont en vacances toute l’année et qui se payent des I-Phone 7 alors qu’il ne me reste que 150 euros à la fin du mois et que j'ai droit à rien, sous prétexte que j’en gagne 2900.
Je lui demande s’il est d’accord, en revanche, de payer pour les riches.
- Les riches ? (On dirait que je lui parle d’un concept métaphysique, comme l’immortalité de l’âme ou le pas chez soi selon Heidegger).
- Ben oui. Vous savez tous ceux qui refusent de payer l’ISF, tous ceux qui cachent leur argent à l’étranger. Ils ont quand même plus souvent des I-Phone 7 que ceux qui sont au RSA, non ?
- Ouais, bon, j’en sais rien, finit-il par dire en sortant la valise et ma mère de l’ambulance.
Son collègue sourit en ayant l’air de s’excuser.
- Moi non plus, je ne sais pas trop pour qui je vais voter. Ni si je vais voter. Excusez-moi, hein.
On est à J-1. Il me reste encore 24 heures pour affronter les tempêtes de ma mère, qui craint de voir l’extrême-droite arriver au pouvoir, et m’en rend directement responsable faute d’avoir quelqu’un d’autre à engueuler sous la main. Je me tais, je fais du tai chi, je médite un peu plus que d’habitude et je tente de rester optimiste. Comme je me tue à le dire à tout le monde, voter utile, c’est voter pour ses convictions, et c’est ce que je vais faire. Ce n’est décidément pas le moment de tirer sur l’ambulance.
 
                 
             
            