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Billet de blog 26 août 2021

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Et nous aurons l'éternité

C’est un hymne à l’amour comme le titre le laisse entendre, et pour la première fois depuis de longs mois, sa lecture m’a prise à la gorge. Tourneboulée, je savourais cette étrange sensation : une dystopie romantique aux accents punks et écoféministes... qui aurait pu imaginer ça ?

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Illustration 1

Elle s’appelle Catherine Fradier. D’habitude elle écrit des polars, des thrillers. Les murs de sa chambre sont couverts de signes cabalistiques et son regard lui-même a quelque chose d’inquiétant. Ne me demandez pas quoi. Je suis nulle en terreurs nocturnes. Moi, mon truc, c’est le réel. Le corps. Le dérèglement climatique. Les féminicides. Les talibans qui entrent dans Kaboul comme on chantait les lou-oups sont entrés dans Pa-ris.

Depuis que je l’ai lue, je n’arrive pas à me sortir cette fiction de la tête. Je pense à Norma qui vit vers 2050, à Montpellier, et qui refuse d’aller dans une maison « de retrait », alors que la terre est en train de se consumer et que les livres ont disparu. Elle n’est pas la seule à imaginer en futur sans livres, un avenir sans récit et si l’on en croit Pierre Bayard qui, dans « Le Titanic fera naufrage » (Ed. de Minuit), rappelle qu’aucune grande catastrophe ne s’est produite qui n’ait d’abord été annoncée par des romans, cette obstination à prédire sa propre disparition est une prophétie. Le prénom de l’héroïne est un signe ; tout le livre, en réalité, est un jeu de rôle que je ne peux vous dévoiler, mais qui rend sa lecture extraordinairement captivante.

Après l’avoir terminé, je l’ai recommencé plus lentement, pour savourer chacun des métarécits qui composaient ce roman vertigineux et joueur. Sous des apparences simples, presque ordinaires, il crée un monde parallèle que le rapport du Giec, paru au même moment, nous annonce plus froidement : les ressources sont taries, l’étang de Thau est mort, les maladies et la stérilité frappent les plus jeunes, une tyrannie du rationnement et de la contrainte est en place.

J’aurai quatre-vingt-dix ans en 2050 – si je ne meurs pas d’ici là. Et quelque chose me dit que je serai un peu comme Norma. En pensant à elle, je chante dans ma tête l’air de Casta Diva, dans l’opéra de Bellini qui porte son nom. C’est l’histoire d’une prêtresse gauloise que son amant, un proconsul romain, délaisse en faveur d’une autre prêtresse plus jeune. Air connu, me dit la vox populi. A la fin Norma (la Gauloise abandonnée), meurt au bûcher, et le proconsul se joint à elle en témoignage d’admiration pour sa grandeur d’âme. Il n’y a pas d’amour heureux, disait Aragon. Quand j’étais jeune, cette rengaine m’agaçait. J’avais envie de croire en l’amour comme on croit au Père Noël pour avoir des cadeaux.

Laissez-moi faire une digression, vous verrez que ça n’en est pas vraiment une. Quand j’avais sept ans, le 21 juillet 1969, mon père est venu nous réveiller en pleine nuit avec mon petit frère pour nous montrer Armstrong qui mettait le pied sur la Lune. Devant le poste de télévision, ma mère était en train de coudre. Elle a vite caché son ouvrage, comme si elle était prise en faute. J’ai compris bien plus tard, le 24 décembre 1969, qu’elle était en train de réaliser une panoplie complète pour ma poupée Barbie.

J’ai appris quand l’homme a mis le pied sur la Lune que ma mère était le Père Noël. Vous vous doutez que ça ne pouvait pas bien finir : la preuve, Elon Musk s’envole dans l’espace et ma mère n’est plus. Quant à l'amour, je suppose qu'il reste à réinventer, comme nous y invitera bientôt Mona Chollet.

Catherine Fradier nous parle d’un monde qui se meurt, mais où des solidarités ont perduré, un monde où l’Internet et les likes dominent tout (le récit, au début, de la mort de Mark Zuckerberg est particulièrement savoureux) et où l’on vit clandestinement le peu de temps qui reste.

Pour échapper à la maison de retrait, Norma accepte de raconter sa vie à une étudiante toute de blanc vêtue qui la filme pour obtenir des likes, elle aussi, seul viatique à un diplôme numérique.

Et là commence une aventure incroyable. Une fiction dans la fiction que je ne peux dévoiler sans vous gâcher le plaisir. Car ce livre est aussi et d’abord un jeu qui envisage tous les possibles du passé et du futur à travers la fiction. Avec un personnage de femme âgée fascinante et drôle !

Vous n’imaginez pas à quel point ça fait du bien.

Et nous aurons l’éternité, Catherine Fradier, Au diable vauvert.

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