Nous journalistes dans la presse publique territoriale avons été nombreux, comme d'autres, à clamer, dans les premières heures qui ont suivi l'attentat à Charlie Hebdo, que nous étions Charlie.
On se racontera longtemps encore la raison de cette traînée de poudre, façon « Je suis Spartacus », qui a entraîné 4 millions de personnes dans la rue le 11 janvier, alors que la violence avait déjà pris un autre visage : attaquant des juifs, encore, et des musulmans, aussi, toujours – des citoyens, des citoyennes — des êtres humains ici et là-bas, au Nigeria, au Congo, en Arabie saoudite où un homme subit sans qu'on puisse l'empêcher cette peine inhumaine, cruelle et dégradante de la flagellation. Derrière le masque de Charlie, des millions d'indignations confuses, parfois contradictoires. Derrière le masque de Charlie, aussi, quelquefois, des silences ou des interrogations sans issue.
Car ce qui nous a jetés dans la rue, nous comme d'autres, ce qui nous a conduits à prendre soudain le masque de Charlie, sur nos pages Facebook, c'est un précipité d'histoire qui parle, peut-être, encore plus aux journalistes qu'à d'autres, et peut-être encore plus aux journalistes qui savent avoir besoin de ce masque pour cacher la réalité de leurs indignations sélectives, de leur éthique dévoyée, de leur manque d'exigence et de valeurs.
Charlie Hebdo, c'était - c'est ? ce fut ? - un esprit. La subversion, l'utopie, le courage, la jubilation de la déconnade. Déconner, oui, c'est le mot : dire "merdre" à la connerie, quoi qu'on puisse penser de ce mot de con utilisé à tort et à travers, puisque le sexe féminin ne mérite pas ça.
La liberté de déconner, la liberté de la satire, la liberté d'attaquer les dictateurs, les religions, l'injustice, l'oppression, les censeurs, les machos et les fachos. La liberté de défendre une autre vision de l'économie avec Oncle Bernard. La liberté de dénoncer les beauf avec Cabu, et de découvrir l'écologie avec Nicolino. Une liberté que ces dessinateurs - Charb, Wolinski, Tignous - exerçaient aussi au-delà de Charlie Hebdo, avec une insolence et une insoumission et une tendresse qui nous manqueront encore longtemps.
Passé l'émotion, le sursaut populaire et les guignolades, il faudra qu'on parle, enfin de cette liberté d'expression qui n'existe presque plus nulle part, et qui ne se résume pas à la satire. Il faudra parler de la propagande, de la censure, de la pression qui s'exerce, au quotidien, dans des médias détenus à 60 %, en France, par des marchands d'armes et des banquiers, mais aussi trop souvent dans la presse de service public : rappelons que les journaux municipaux sont les plus lus en France. Ils arrivent dans toutes les boîtes aux lettres, et devraient représenter un espace de démocratie, de service public, d'information et même (soyons fous) d'émancipation citoyennes, au service des valeurs républicaines de liberté, d'égalité, de fraternité. Et de laïcité.
Nous savons toutes et tous – surtout celles et ceux qui y travaillent – que ce n'est presque jamais le cas, que l'information territoriale de service public reste encore trop souvent « le canard du maire », l'outil de propagande où fleurit la langue de bois et l'information de complaisance, au service des élus et trop rarement des habitants.
Les tentatives existent et ont existé de construire une information citoyenne, effrontée, participative, pluraliste. Je me souviens avoir un jour partagé une de ces expériences avec des pairs, directeurs de la communication ou rédacteurs en chef de journaux territoriaux, qui m'ont fait savoir que mon truc d'information participative, les journaux faits avec et pour les habitants, tout ça, ce n'était pas de la com', mais, tout au plus, de « l'éducation populaire ».
J'ai remballé ma présentation et j'ai terminé du mieux que je pouvais en disant que oui, bien sûr, l'information citoyenne, parler avec les habitants, écouter leurs avis et leurs critiques, faire avec eux et non à leur place, ce n'était pas tellement facile et souvent, ça ne marchait pas. Oui, bien sûr, les élus sont toujours d'accord pour que leur journal soit citoyen, à condition qu'à la fin il y ait leur photo et puis qu'on vote pour eux le moment venu, et si on pouvait couper l'article sur Machin qui nous a emmerdés à la dernière réunion, ce serait quand même mieux. Oui, ça prend un temps fou et on n'est pas payés plus, et nos familles font la gueule quand on rentre le soir après une énième réunion de quartier passée à écouter, discuter, partager les points de vue en partant de la réalité des gens, et non le contraire.
Mais la com' classique, ai-je conclu avant de partir, la com' classique, avec des beaux sites Internet et des journaux qui vous chantent la balade des gens heureux à longueur d'articles ou de vidéos guillerettes, ça ne marche pas non plus.
La parole publique perd sa crédibilité, et l'abstention continue de progresser, surtout dans les quartiers populaires, et l'extrême-droite rigole en attendant son tour. Autant dire que les valeurs républicaines ne sont pas au top de leur santé. Et si vous voulez, on peut continuer comme ça jusqu'à ce que le FN soit au pouvoir, et là, ce ne sera même plus sur la table.
Alors que les banlieues grondent et souffrent, alors qu'elles subissent la relégation et l'injustice, la violence sociale au quotidien, il est bien temps que l'information de service public s'y réinvente : en donnant la parole aux habitants, en écoutant leurs avis, leur vécu, en portant leurs espoirs et leurs ambitions, en dénonçant les injustices et en prêtant l'oreille à la diversité des points de vue et des approches, des pratiques, des cultures et des cultes.
Oui, au lendemain des ignobles attentats contre Charlie Hebdo, il semble bien que la liberté d’expression doive devenir notre priorité absolue. Sans oublier que cette liberté ne se résume pas - loin de là - à savoir si l’on peut ou non représenter le prophète. Quand on y réfléchit, qu’est-ce que ça change à nos vies, en réalité, par rapport au fait de pouvoir ou non manger à sa faim, d’avoir un toit sur la tête, d’être en bonne santé et de pouvoir vivre en sécurité avec les gens qu’on aime, sans violence et sans être exploité ? Parlons de ça déjà, parlons-en tous les jours, et honnêtement. Sans masque aussi, si possible. A l'heure où l'on nous apprend qu'il faudrait enseigner les valeurs républicaines à l'école, y compris, pourquoi pas, à coups de règles sur les doigts, il serait peut-être temps de les appliquer, ces valeurs, de les faire vivre et de les partager dans l'espace public.
C’est d'abord avec et pour les habitants des quartiers populaires que doit s'inventer l'information populaire, l'information citoyenne, l'information républicaine d'intérêt général, dans les journaux de service public. Tout simplement parce qu'ils sont les seuls.
Il faut dès aujourd'hui ouvrir les conférences de rédaction aux citoyennes et citoyens tels qu’ils sont, tels qu’ils pourraient être, tels qu’ils voudraient être. Les associer à nos interrogations et à nos choix, prêter l'oreille à ce qui les préoccupe, partager avec eux, avec elles, les informations qui les rendront libres de leurs choix.
Faute de quoi, la démocratie pourrait finir par mourir de cette rage dont elle accuse précisément ses chiens de garde.
Et cela, sans que les terroristes aient même besoin de se déplacer.
 
                 
             
            