Nous sommes entre deux éclipses : le 14 octobre, l’éclipse était annulaire, et on ne pouvait la voir que sur le continent américain, sur une fine ligne de crête passant du nord au sud. Le 28 octobre, ce sera une éclipse partielle : l’ombre de la Terre mange la Lune, qui disparaîtra pour moitié aux alentours de 22h20 – ce qui sera visible par temps clair.
Cette double éclipse nous montre qu'il y a toujours quelque chose dans l'ombre, quelque chose que nous ne voyons pas. Alors que s'approche la fête des morts, je pense à ma mère née un 2 novembre, et aux deuils que nous devons faire pour nous régénérer, comme le chante Clara Ysé, fille d'Anne Dufourmantelle, morte en 2017 en tentant de sauver un enfant qui se noyait. L'actualité terrifiante au Proche-Orient, mais aussi en Ukraine où la guerre n'a pas cessé d'exister depuis trois semaines, nous fait perdre espoir sur ce chapitre. Et c'est encore Mona Chollet qui trouve les mots pour en parler dans un texte justement intitulé "Le conflit qui rend fou".
Ma mère s'appelait Marie, et c'est aux Saintes-Maries-de-la-mer qu'elle allait danser avec mon père avant ma naissance. Le 15 octobre, une cérémonie célébrait les Maries, arrivées selon la légende dans une barque de pierre, ce qui ne devait pas être très pratique pour flotter sur les vagues. Marie-Madeleine, Marie-Salomé et Marie-Jacobé avaient assisté à la crucifixion, et seraient ensuite venues de Palestine, fuyant les persécutions, pour répandre la parole du Christ en Europe. Sur place, les Palestiniennes auraient été accueillies par Sara la Noire, vénérée par le peuple gitan, qui pourrait être un avatar de la déesse indienne Kali. La mère universelle, divinité de la préservation, de la transformation et de la destruction, est peut-être ce qui incarne le mieux la période présente. Terrifiante et consolatrice, Sara la Noire est celle que nous invoquons quand la saison de la mort approche par trop près. Elle refuse tous les faux-semblants, toutes les manœuvres, tous les mensonges, et nous ordonne l'humilité, l'importance de rester ensemble quoi qu'il arrive.
Je suis à l’âge où l’on croit à l’importance des rituels pour dire la disparition, comme il en existe encore dans mon village : cette petite table qu’on pose dans la rue, devant l’église ou la maison du défunt, de la défunte, avec un registre de condoléances où celles et ceux qui vivent encore viennent écrire leur nom, leurs pensées, leur message aux disparu·es, mais aussi à leurs proches.
On croit à cet oiseau qui reste obstinément sur la rambarde du balcon et qui nous regarde avec insistance, comme s’il n’était pas vraiment un oiseau, mais la personne qu’on aimait, revenue de l’au-delà pour veiller sur nous. On croit aux vies d’avant, aux vies d’après, au poids des ans, aux livres qui tombent de la bibliothèque inopinément, aux ampoules qui grillent et aux odeurs qui soudain nous frôlent, dans une caresse au vent glacé.
On revoit les photos défiler sur nos écrans, les comptes Facebook jamais effacés, les cartes postales rigolotes, les vieux pulls bouffés aux mites, les poils d’un animal aimé incrustés dans le canapé, cette rose sur mon cœur lentement déposée par un esprit frappeur.
Le deuil est le contraire d’une éclipse. On ne peut pas l’escamoter, il exige du temps, des larmes, son poids de mots et de non-dits, de regrets et de consolations improbables. C’est un lien qui se dissipe, se délite ou qui s'use, comme le dit Ryoko Sekiguchi dans La Voix sombre, en évoquant les voix enregistrées qui restent après la mort : "Dans les histoires de défunts se pose toujours la question de l'usure. On "use" la voix en l'écoutant trop souvent, on "use" l'apparition éphémère de la personne dans une photographie en la regardant tous les jours. On "use" la tristesse, on "use" la disparition, et la disparition même, usée, finit par disparaître à son tour. L'usure est la seule façon de repousser "la disparition"."
Prendre soin des morts, c'est ce que fait la thanatopractrice du livre d’Amandine Dhée, Sortir au jour, qui donne corps à ce mélange impossible de présence et d'absence : celui du bien nommé trépas. J’ai toujours dans ma trousse de maquillage le bâton de khôl de ma mère, et j’en mets entre mes paupières quand je veux voir le monde avec ses yeux. Je pense à son ADN qui, peut-être, se trouve encore dans cette poudre noire venue d'Orient. Je pense à ses cellules qui circulent encore dans mon sang, comme celles de ma fille, des enfants que j’ai portés ne serait-ce qu’une semaine, dont la promesse ne s’est jamais réalisée, et même les hommes que j’ai aimés, dont je porte encore bien des années après nos étreintes la trace intime dans mon corps. J’ai toujours pensé que ces microchimères disposaient d’antennes et que l’on pouvait communiquer avec l’invisible grâce à elles, voyager dans le temps, comprendre des mystères et passer des frontières.
Mais je reste assise sur la terrasse et je regarde les nuages noirs approcher. Je sais qu’un jour ou l’autre, il y aura l’été.
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