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Billet de blog 29 décembre 2023

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Ces vieilles lunes dont on ne veut plus

On l’appelle la Lune froide, Lune des Longues nuits, Lune rieuse ou Lune du chêne : cette dernière pleine lune de l’année, cinq jours à peine après le solstice d’hiver, nous raconte un passé dont on se serait bien passé, et dont il est temps de se débarrasser.

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C’est une longue nuit qui a entouré, durant plus de quarante ans, la figure d’Hélène Rytmann Legotien, étranglée le 16 novembre 1980 par Louis Althusser, maître à penser du marxisme tardif, dans les locaux de l’École normale supérieure. Comme le raconte dans une enquête remarquable de Johanna Luyssen pour Libération, ce meurtre relève en tous points du féminicide, tel qu’on sait aujourd’hui l’analyser politiquement.  Mais à l'époque, la violence envers les femmes restait dans le registre du fait divers, et seule la personne d'Althusser passionnait le monde intellectuel et médiatique, qui a tout fait pour le protéger : il n'a pas passé une heure en garde à vue, a été déclaré irresponsable et a fini par mourir quelques années plus tard de mort naturelle.

En 1980, j’avais dix-huit ans, je venais de passer mon bac, et je voulais devenir journaliste. Mon père était réalisateur. J’ai encore dans ma bibliothèque l’exemplaire de L’Avenir dure longtemps, l’autobiographie d’Althusser, qu’il voulait adapter à l’écran, quand il n’était pas en train de tabasser une femme, d’en harceler une autre, et de poursuivre des petites filles de ses assiduités. En ce temps-là, l’inceste et de la pédophilie infestaient les imaginaires si profondément qu’on était incapables de les identifier – et encore moins de leur résister. Nous, les gamines, on était prêtes à déguster, à tous les sens du terme.

C’était la nouvelle vague, son esthétique et ses narrations mal branlées, souvent marquées par la domination. En 1973, La Maman et la Putain, film emblématique de ce genre, nous susurrait la mélodie du trio amoureux, en noir et blanc, avec des bavardages d’une misogynie atterrante. L’année suivante, Les Valseuses de Bertrand Blier poursuit dans la veine de la comédie érotique.

Je ne sais pas quand j’ai vu ce film qui était interdit aux moins de dix-huit ans.Je garde en mémoire la scène où Depardieu et Dewaere jettent Miou-Miou dans l’eau parce qu’elle a enfin «pris son pied» (mais pas grâce à eux, car ils n’ont cessé de la violer ; c’est un timide et malhabile détenu fraîchement libéré qui a permis à sa jouissance de se révéler). Celle où Jeanne Moreau, sortant aussi de prison, se suicide en se tirant une balle de revolver dans le vagin pour avoir de nouveau ses règles après les années de réclusion, m’avait mise en rage. Je me sentais humiliée par ces récits. Mais on me disait que c’était ça, le génie, la subversion, l’audace ! Et je le croyais.

Dans ce contexte, il n’est pas étonnant que le meurtre d’une femme comme Hélène Rytmann – qui avait soixante-dix ans – n’ait finalement fait aucun bruit, que pas un media ne se soit alors intéressé à elle, à son destin. Les personnes qui s’indignent de voir Depardieu « effacé » ne savent pas de quoi elles parlent.

Mon père n’a jamais pu adapter L’Avenir dure longtemps, il est mort quelques années plus tard, en 1997. Nous étions en froid à ce moment-là, parce que j’avais une toute petite fille, un bébé, et qu’en se penchant sur son berceau, il lui avait dit des choses indicibles qui la sexualisaient. Des choses que je ne peux même pas écrire ici.

Quand il est mort, je l’ai pleuré. Je le pleure encore parfois. Je ne vais pas dire que j’ai séparé le père du connard. On ne sépare rien de rien, dans la vie. Mais un jour, on déjoue le sort, on libère la petite fille de ses chaînes, et la lune de chêne se fait enfin rieuse. On regarde la série de Judith Godrèche sur Arte, Icon of French Cinema qui montre l'envers du décor avec une légèreté, une sensibilité qui manquaient au récit, et on se rend compte qu'il y a un monde entre la petite fille et la vieille sorcière. Ce monde, c'est le nôtre. Rendez-vous en 2024 !

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