Tout commence en 2011 alors que Justin Trudeau, qui n’est pas encore premier ministre du Canada, commente la rédaction d’un livret de citoyenneté canadienne. Critiquant l’ajout de l’adjectif « barbare » pour désigner les pratiques comme le crime d’honneur ou les mutilations sexuelles, il disait alors : « “Nous n’atteignons rien de plus en utilisant le mot “barbare” que si nous utilisions le terme “absolument inacceptable”.
Cette déclaration avait à l’époque fait scandale, obligeant Trudeau à revenir sur ses propos : “Je retire mes commentaires, et m’excuse s’ils ont été interprétés par quiconque comme pouvant écarter ou diminuer la nature sérieuse et épouvantable des crimes d’honneur et des autres formes de violence basées sur le genre”.
C’est à la faveur d’un billet paru dans le Journal de Montréal, écrit à la truelle par un certain Richard Martineau que la polémique a refait surface le 27 juillet 2017. Voici le passage qui a mis le feu aux réseaux sociaux : « Dernière « bonne idée » de Justin ? Il prépare une refonte complète du Guide de citoyenneté, qui est remis à chaque individu voulant immigrer au Canada. Ce guide permet aux futurs immigrants de mieux connaître l’histoire — et les valeurs — de leur nouveau pays d’adoption. Les « méchants » conservateurs avaient inclus un avertissement soulignant que certaines « pratiques culturelles barbares » telles que les crimes d’honneur et l’excision du clitoris étaient considérées comme des crimes au Canada. Or, ce passage sera retiré. Trop dur, j’imagine. Pas assez « politiquement correct ». Au pays des licornes, il faut respecter la culture des autres[…]. »
Justin Trudeau, qui a bien d’autres défauts à commencer par celui de défendre les accords du Ceta ou l’exploitation du gaz de schiste, est-il diffamé ? Pas tout à fait, car le Canada est bel et bien en train de préparer une nouvelle version du Guide de la citoyenneté. Il est cependant difficile de dire ce qui figurera ou non dans le texte définitif car il n’a pas encore été rendu public, mais on suppose déjà que le passage sur les pratiques barbares sera enlevé. C'est dans cette confusion que part la tempête. Comme l'expliquera plus tard Buzzfeed, un site agrégateur de contenu, L’important a relayé l’article de Martineau avec un titre qui laisse penser que Justin Trudeau juge l’excision top moumoute. Pour faire bonne mesure, la rumeur commence à cibler l’islam, sans lequel aucune flambée paranoïaque ne serait aujourd’hui réussie.
La fachosphère a à peine fait chauffer l’eau pour nous ébouillanter que les féministes sont déjà en train d’avoir des vapeurs. C'est le moment que choisissent Nadine Morano (LR), Florian Philippot (FN) et Valérie Pécresse (présidente LR du Conseil régional d’Ile-de-France) pour se fendre d’un petit compliment, fustigeant les prétendus « accommodements raisonnables », complices de l’islamisme et autres multiculturalistes accusés de faire le lit du terrorisme. Ces hordes d’étrangers qui viennent mourir sur nos plages (ou, pire, y survivre en burkini), nous assassiner à la terrasse des cafés ou changer la couleur de nos photos de famille doivent être remis à leur place. En ces temps joyeux de grand remplacement de la question sociale par la question identitaire, il importe de dire aux barbares qu’ils le sont, quand bien même ils seraient précisément en train de fuir la barbarie dont on les accuse. J’imagine la tête qu’auraient fait les antinazis fuyant l’Allemagne en 1938 si on leur avait dit à leur arrivée en France qu’ils venaient d’un pays bien connu pour ses pratiques barbares (telles que : progrom, autodafé, torture), et les invitant à renoncer fermement à Hitler, à son antisémitisme, à son végétarisme et à ses symphonies wagnériennes.
Sur les réseaux sociaux, les commentateurs s’en donnent donc à cœur joie, invitant Trudeau à se faire couper le gland, à exciser sa femme et ses filles avec les dents, voire à aller se pendre en enfer avec les couilles d’un imam, et autres amabilités qui montrent à quel point leur attachement au valeurs humanistes est puissant. Que presque personne n’ait tiqué sur le caractère surplombant et néocolonialiste du mot barbare n'est finalement pas si étonnant.
C’est en 1308 que le mot barbare est, semble-t-il, passé dans la langue française. Venu du latin qui l’avait piqué au grec, il désigne à l’origine « tout ce qui est non grec », le mot « bar-bar » signifiant le « bla-bla », la langue incompréhensible du bébé, de celui/celle qui ne sait pas parler. Stricto sensu, les Français qui ne parlent pas grec (soir 99,99 % de la population) pourraient être traités de barbares. Mais ne chicanons pas. Dès l’origine, ce terme désigne aussi l’étranger perçu comme un envahisseur, et le barbare serait, d’après Thucydide, « celui qui fait primer l’intérêt d’un clan au détriment du bien public », si l’on en croit l’article de Wikipedia qui lui est consacré.
Dans la Barbarie à visage humain, Bernard Henri Levy invitait déjà en 1977 à nourrir une pensée pessimiste, quitte à forcer le trait, pour prévenir le mal qui toujours dans l’ombre serait prêt à nous assaillir, plutôt que de faire la révolution pour que les choses s’arrangent. Comme l’écrit Naomi Klein dans La Stratégie du Choc, ces hurlements d’orfraie ne visent en fait qu’à nous terroriser davantage pour nous faire gober des politiques toujours plus inégalitaires et dévastatrices pour l’environnement et les droits humains. Pour d'autres, enfin, c'est l'islam qui est responsable de tout. En ce qui me concerne, je me bornerais à indiquer qu'on a suffisamment de choses à reprocher aux terroristes se réclamant de l'islam sans y rajouter l'excision.
Selon les chiffres de l’Unicef, on estime que 2,2 à 3 millions de fillettes sont excisées chaque année. En 2005, quand j’ai écrit avec Agnès Boussuge "Le Pacte d’Awa, pour en finir avec les mutilations sexuelles" (Ed. Syros), les chiffres étaient plus bas. En douze ans, la population est passée de 6,2 milliards d’humain.es à 7,5. En proportion, le nombre de personnes excisées a augmenté aussi, atteignant selon certaines estimations près de 200 millions au lieu de 130 en 2005. Ce que signifie ce chiffre, s’il est vrai (car le comptage, on ne vous le cache pas, est une gageure), c’est que les mutilations sexuelles ne reculent pas aussi vite qu’on pourrait le souhaiter au plan mondial. Mais il serait erroné de penser qu’il n’y a eu aucun progrès, alors que près de 5000 villages au Sénégal ont, par exemple, renoncé à cette pratique, et que tous les jours de nouvelles communautés prennent la décision de déposer les couteaux. Au cours des dernières années, l’OMS et l’Unicef ont fait des mutilations sexuelles féminines une question prioritaire, et plusieurs pays ont adopté des législations les interdisant. En France, le risque de subir une mutilation sexuelle est un motif pour demander le droit d’asile. La chirurgie réparatrice se développe et plusieurs consultations spécialisées ont été créées pour accueillir les personnes concernées. Elles seraient 53 000 en France. Mais, alors que 70 % des fillettes naissant dans des familles provenant de pays où l’excision existait risquaient de l’être à leur tour, on n’observe plus, depuis une quinzaine d’années, de mutilations sexuelles sur les bébés. En revanche, on assiste à une résurgence des excisions commises parfois en cachette de leur famille sur des jeunes filles lors de vacances dans le pays d’origine de leurs parents. C’est pourquoi une campagne vient d’être lancée pour sensibiliser sur cette question, conduite avec et en direction des adolescent.es : l'excision, parlons-en
Si l’on en croit l’Unicef dans un rapport paru sur le sujet en 2013, ce qui a permis de faire reculer les mutilations sexuelles qui portent atteinte à l’intégrité, à la santé, au bien-être et à l’autonomie des petites filles dans 29 pays du monde, c’est la pratique du plaidoyer, et on obtient de meilleurs résultats si les communautés sont-elles-mêmes actrices du changement. « Ce qui ressort clairement de ce rapport est que la législation à elle seule n’est pas suffisante, expliquait alors Geeta Rao Gupta, Directrice générale adjointe de l’UNICEF. Le défi est à présent de laisser les filles et les femmes, les garçons et les hommes faire entendre leur voix haut et fort et faire savoir qu’ils veulent que cette coutume néfaste soit abandonnée. » Et pas seulement au Pays des Licornes.