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Billet de blog 1 novembre 2016

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Calais, en mode mineur

L’évacuation et le démantèlement de Calais ont été menés tambour battant sous le regard du monde entier médiatique. En coulisses, la situation est moins reluisante. Petit voyage en forme d'après-coup, au-delà des frontières qui nous séparent les uns des autres. En attendant le parc d’attraction prévu pour 2019 à 2 km de « la jungle »

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Lundi 24 octobre. 9 heures du matin. Les deux arrêtés administratifs sont placardés sur des poteaux aux différents accès de la lande de Calais. Le premier annonce l’évacuation du camp ; l’autre sa transformation en « zone de protection » interdite en raison de l’état d’urgence à tout ce qui pourrait ressembler de près ou de loin à un militant No Border, figure moderne du loup-garou pour un gouvernement à bout d’argument politique.

Illustration 1
Aux abords de la lande, le 24 octobre 2016 © Elise Thiébaut

Les CRS ont l’ordre de ne laisser passer que les personnes accréditées par la préfecture. François Cantier, président d’Avocats sans Frontières-France, et Marie-Paule Voisin-Dambry, bâtonnière honoraire du barreau de Dieppe, n'ont pas eu la présence d'esprit de venir déguisés en Tarzan et en Jane. Faute d'avoir pris cette précaution élémentaire, ils se font refouler sur le chemin qui conduit à la jungle, avec des bénévoles de la Cabane juridique installée depuis le 16 février 2016 sur le camp. Il fait gris, on voit au loin la lande parsemée de constructions bricolées, figurant là une église, ici une école. Des antennes satellites pointent vers le ciel gris et les journalistes déguisés en baroudeurs se donnent le frisson d’un reportage dans la zone juste avant sa fermeture. Ils sont environ 800 à avoir été accrédités suivant un plan de communication parfaitement huilé : pendant deux jours, une couverture médiatique maximale pour faire passer un seul et unique message, celui d’un Etat responsable en pleine action humanitaire. Comme dirait Cyrano dans un des fameux vers d'Edmond Rostand, "voici ce qui s'appelle un sentiment soudain". Certains sauront d'ailleurs dénoncer cette mise en spectacle parmi les journalistes. En attendant, c’est la foire d’empoigne pour accéder au « bon client », celui qui saura émouvoir la France et susciter la diffusion « virale » sur les réseaux sociaux, équivalent du graal médiatique de l’année 2016.

Chasse privée

Illustration 2
Calais 24 octobre 2016 © Elise Thiébaut

A les regarder partir à la rencontre des exilés, le nez au vent, avec leurs gros godillots, leurs parkas étanches et leurs mines intrépides, on a presqu'envie de leur souhaiter bonne chance. Dans quelques heures, on les croisera dans une brasserie de la ville, arborant leur badge « PRESSE » comme une médaille, avant de se congratuler mutuellement sur la qualité de leurs reportages. Les hôtels sont bondés : on a fait venir 1250 CRS supplémentaires pour assurer le maintien de l’ordre. Les journalistes qui interrogent les réfugiés se voient souvent retourner leurs questions : personne ne sait exactement ce qui se passe et les rumeurs courent depuis des jours. Faut-il partir ou rester ? Fuir encore, tenter une traversée avant que le mur construit à la demande des Anglais soit terminé ? On a vu, au bord de l’autoroute, les pans de mur s’édifier sous l’œil des mouettes. Pour le traverser, quelques-uns s’échappent à vélo, à pied, avec des valises aux couleurs vives qui tranchent avec le ciel gris. La pluie menace à peine. Les arbres ont cette brillance particulière qu’on ne voit qu’en automne, comme on jette ses derniers feux. En face de la lande, les petits pavillons alignés d’où sortent parfois des habitants renfrognés. Des pancartes sur les grilles qui bordent leurs jardins annoncent la couleur : « CHASSE PRIVEE ». Les CRS ne sont peut-être pas les seuls à être armés.  

Au travers du droit

Les avocats ont prévenu les autorités de leur présence le vendredi précédent, pour une mission d’observation et d’assistance juridique aux migrants et aux réfugiés, auprès des associations qui les accompagnent. « C’est la première fois que nous intervenons en France, ou même en Europe, explique François Cantier, qui était cet été en Grèce avec Médecins du Monde pour venir en aide aux réfugiés dans les camps d’Athènes et de Chios. Le démantèlement et l’évacuation posent obligatoirement la question de l’accès au droit pour les exilés, qui ont un besoin urgent de conseil et d’accompagnement juridique. » Ces personnes qui ont traversé des pays et des mers, des frontières, pour échapper aux guerres, aux bombes, aux violences, aux persécutions sont venus au péril de leur vie de Syrie, du Soudan, d’Erythrée, d’Afghanistan, d’Irak. Et oui, au Soudan, il y a une guerre. Je le dis pour les twittos qui se sont répandus toute la journée de lundi pour s’étonner faussement que les « Syriens » soient tous noirs, qu’ils soient tous les hommes, et qu’il n’y ait aucune famille à l’image.

Illustration 3
Calais 24 octobre 2016 © Elise Thiébaut

« Allez à la préfecture demander votre accréditation ! » conseille, goguenard, un CRS aux avocats qui veulent entrer dans la "zone de protection". Pas de chance, la sous-préfecture de Calais est fermée pour trois jours, comme l’annonce un papier collé près de la grille close. Un employé surgit à la grille et invite les avocats à demander l'accréditation par mail au plus vite. Une conseillère du Planning familial est elle aussi interdite d’accès au camp. Elle avait prévu de faire une maraude pour distribuer aux femmes des contacts et informations leur permettant de continuer à bénéficier de soins et d’aide au cas où elles iraient dans un Centre d’Accueil et d’Orientation parmi les 453 où seront répartis les 8000 (ou 6500 selon la préfecture) « résidents » du bidonville, grâce à des dizaines de bus probablement affrétés par Macron lui-même. Certaines avaient prévu une IVG dans les jours qui viennent. Tomber enceinte et avoir un enfant dans une situation pareille – allez, je préfère ne pas imaginer.

Les mineurs du Pas-de-Calais

Non, ce ne sont pas les mineurs de Zola. Ce sont les mineurs de la Zone. Dans un local prêté par le PCF de Calais, où des militant.e.s se retrouvent pour faire le point, Solenne Lecomte, de la Cabane juridique, est inquiète. Les dossiers pour envoyer des mineurs en Grande-Bretagne ont été montés au pas de course : quatre jours au lieu de deux mois minimum requis pour s’assurer qu’il y a bien, de l’autre côté de la Manche, un membre de la famille pour les accueillir. Le risque est d’envoyer les mineurs dans des foyers du Home Office, ou entre les griffes de trafiquants, ou de les voir renvoyés comme c’est déjà arrivé en Afghanistan, où la vie est douce et tranquille, comme chacun sait. L’âge est déterminé « au faciès » dans les files d’attente réservées aux mineurs, où certains attendront pendant près de trois heures dans le froid, avant d’être renvoyés dans un autre hangar plein d’où certains seront finalement refoulés faute de place à la nuit tombée. Solenne Lecomte nous explique que la question de la minorité est très délicate : certains mineurs se sont déclarés majeurs en arrivant en Europe pour ne pas être retenus dans le pays où ils arrivaient, et continuer leur périple pour rejoindre un proche en Grande-Bretagne. Pendant ce temps, des rumeurs nous parviennent d’échauffourées devant les bus, et de scènes surréalistes ou des exilés sont sommés de choisir entre la Bourgogne et la Bretagne, comme si vous deviez choisir, après des mois d’errance, entre le Kazakhstan et le Kirghizistan. Qui commencent tous les deux par un K et se terminent par un "Stan". Comme le B et le gne pour nos belles régions. 

Illustration 4
Calais 24 octobre 2016 © Elise Thiébaut

A 15 heures, aucune nouvelle de la préfecture. Marie-Paule Voisin Dambry passe un coup de fil et apprend que la demande d’accréditation est arrivée « trop tard ». « Trop tard pour aujourd’hui ? » On ne le saura jamais. Une demi-heure plus tard, un mail confirme le refus de délivrer une accréditation, sans aucun motif.

Face au faciès

Ce qui se passe de l’autre côté des barrages policiers nous parvient par les médias, mais, surtout, les témoignages de bénévoles et associations accrédités ou les appels des exilé.e.s déboussolés. Human Rights Watch a fini par entrer dans l’après-midi. Médecins sans frontières, dès le mardi 25, se retire de la zone pour protester contre le « tri au faciès des mineurs», tout en laissant une petite équipe afin d’accompagner les personnes les plus vulnérables.   

Dans une lettre ouverte adressée au Défenseur des droits, la Cabane juridique dresse un constat glaçant de la situation des mineurs : « Depuis le début de l’opération, lundi 24 octobre, les mineurs n’ont reçu aucune information, aucun accompagnement adapté de la part de l’État. Si 1250 policiers supplémentaires ont été déployés pour des opérations de «sécurisation», aucun éducateur spécialisé, service de protection, ni personnel supplémentaire n’a été appelé pour encadrer le mineurs pendant le démantèlement. Le personnel de France Terre d’Asile en charge des problématiques sur les mineurs présent sur le camp informel de la Lande, se résume à deux personnes. »

Oui, vous avez bien lu. Des mineurs (ou même de très jeunes majeurs, pensez un peu à vos enfants qui ont vingt ans, à leur merveilleuse maturité, à leur absence flagrante de vulnérabilité) sont donc baladés d’un container à l’autre, envoyé en CAO avec des adultes, « calmés » par des CRS quand ils s’agitent au bout de trois heures passées à attendre « la sélection » au milieu d’une foule d’adultes sous pression, et devront pour certains d’entre eux dormir sous le pont de l’autoroute ou dans la cabane école qui n’a pas encore été détruite. Coup de chance, il ne pleut pas. Le ciel est même radieux. L’avenir, par contre, ne l’est pas pour tout le monde, si l’on en croit toujours la lettre ouverte de la Cabane juridique : « Ce matin, 25 octobre 2016, un mineur afghan âgé de 15 ans suivi par la Cabane juridique s’est vu contester sa minorité au faciès dans un premier temps. Il a été dirigé vers un second entretien de moins de cinq minutes suite auquel sa minorité n’a toujours pas été reconnue. Ce mineur avait déjà passé son entretien auprès des représentants du Home Office, son dossier avait donc déjà été transmis à l’administration britannique. Il était également muni d’une attestation de la Cabane juridique justifiant de son suivi dans le cadre de la réunification familiale. Aucun récépissé ne lui a été remis suite au refus ce qui lui empêche de contester cette décision. Les mineurs ne sont pas informés de leurs droits, on ne leur explique pas davantage comment contester le refus de minorité. »

En attendant les héros

Les avocats ne veulent pas renoncer à assister les exilés, et, malgré l’absence d’accréditation, sont plusieurs à venir rejoindre l’équipe d’ASF-France. Mercredi, trois avocats Vincent Fillola, Calvin Job et Boris Rosenthal se relaient pour assister un journaliste placé en garde à vue, Gaspard Glanz, qui passera 33 heures au commissariat, comme il le raconte lui-même sur le site de Taranis News.

Plusieurs avocates du barreau de Versailles rejoignent Marie-Hélène Calonne, du barreau de Boulogne-sur-Mer, et déposent des requêtes pour demander au procureur la mise à l’abri des mineurs restant sur la Lande. Sans succès.

Le jeudi soir, la préfecture abroge l’arrêté interdisant l’accès de la « zone de protection », juste avant que le Tribunal administratif statue sur le recours, qui avait été déposé par l’ADDE (Avocats Droit et Détense des Etrangers) et la Ligue des droits de l’homme. Tout est-il donc pour le mieux dans le meilleur des mondes possible ? Pas tout à fait. D’après le blog « passeurs d’hospitalités », il reste aujourd’hui à Calais « deux mille cinq cents exilé-e-s (mille huit cents mineurs dans le camp de containeurs, quatre cents femmes et enfants dans le centre Jules Ferry, un nombre indéfini dormant devant les containers, s’abritant dans ce qui n’a pas encore été détruit du bidonville, ou se cachant dans la ville et ses alentours). C’est équivalent au maximum qu’ait connu le Centre de Sangatte, et c’est une situation qui ne s’est pas retrouvée à Calais avant 2014 ». 

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Manège médiatique, en attendant le parc d'attraction © Elise Thiébaut

Sans oublier les centaines d’exilé.e.s qui ont afflué à Paris, et qui sont aujourd'hui encore menacés d'évacuation avenue de Flandres (décidément on ne change pas d’ambiance culturelle). Ce qui conduit le site  passeurs d’hospitalités à lancer un appel : « Même si Calais disparaît des écrans de télévision après la destruction du bidonville, nous ne devons pas être les dupes de la politique spectacle. La question des exilé-e-s et de la frontière reste entière. Un nombre important de personnes restent là, à Calais et dans les autres campements, d’autres viendront, d’autres reviendront, obligées de quitter Calais à cause de l’expulsion. Ne partez pas, ou revenez-nous après de brèves vacances. Loin maintenant des caméras votre solidarité reste importante. »

De son côté, la maire de Calais Natacha Bouchart présentait le 12 octobre son projet pour redorer l’image de la ville : un parc d’attraction « Heroic Land » qui devrait ouvrir en 2019 avec 32 attractions dont notamment une Goldo Tower permettant de chuter de 80 mètres dans la gueule d’un robot ou une Propulsion stellaire proposant d’embarquer dans une fusée stratosphérique. Un moyen de transport que les exilés n'ont pas encore eu le loisir d'essayer.

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