Premier curateur-commissaire général venant du Sud, le brésilien Adriano PEDROSA a été invité par le directeur de la Biennale de Venise Roberto Cicotto (2020-2023) - l’actuel directeur de la Biennale nommé en 2023 étant Pietrangelo Buttafuoco - dans un moment clé de notre histoire où se jouent plusieurs paradigmes organisationnels, politiques et environnementaux. À un mois de l’ouverture de la grande manifestation internationale, le 20 avril 2024, la Biennale de Venise va se confronter à l’univers créatif des artistes venant et originaires de peuples lointains. Des peuples pour le moins absents de la culture occidentale, largement invisibilisés, trop souvent niés.
Lors des biennales passées ou événements internationaux précédents, des artistes dits autochtones ont déjà donné le « la ». Ainsi le curateur Okwi ENWEZOR (1963-2019) - premier directeur non- européen de Documenta - fera découvrir le collectif inuit ISUMA TV lors de la Documenta 11 (Kassel, 2002) ; collectif présenté à nouveau lors de la Documenta 14 (curateur Adam SZYMCZYK, Kassel-Athènes, 2014). Pour la 58e Biennale de Venise (2019), le Pavillon canadien invitera le collectif ISUMA TV (commissaires Zacharias Kunuk et Norman Cohn), qui nous a montré ses formes de faire, ses rages, ses couleurs, ses revendications, en présentant des documentaires : producteurs, réalisateurs, acteurs et scénaristes recréant leurs propres histoires et traditions.
Lors de la 59e Biennale de Venise (2022), les artistes Pauliina Feodoroff, Máret Ánne Sara, et Anders Sunna ont transformé le Pavillon nordique (Norvège, Finland et Suède) en Pavillon Sami , avec leur présence et performances. Pendant la 57e Biennale de Venise (« Viva Arte Viva », curatrice Christine Macel, 2017), Ernesto NETO (Brésil, 1964) a invité les Huni Kuin d’Amazonie de la région d’Acre au Brésil, à participer à son installation « Un espace sacré » et à la performance « La danse du boa », procession collective dans les Giardini et place Saint Marc de Venise.
Mais tout a été des balbutiements.
Tereza MARGOLLES (Mexique, 1963) a dénoncé les violences faites aux femmes « indigènes » à la frontière Mexique/USA dans de nombreuses manifestations. Jimmie DURHAN (USA, 1940- 2021), artiste activiste, Lion d’or de la Biennale de Venise (2019), s’est très tôt engagé dans la défense des Droits civils des Afro-américains et Indiens d’Amérique. Comme eux d’autres artistes ont pris la parole bien évidement sur leurs droits, mais aujourd’hui ce sont les représentants de ces peuples eux-mêmes, des artistes de divers groupes nationaux qui sont invités.
Rappelons-nous de la fameuse exposition « Les Magiciens de la Terre » (commissaire Jean-Hubert MARTIN), montée à l’occasion de l’anniversaire de la Révolution française en 1989 au Centre Georges Pompidou et à la Villette à Paris, qui suscita maintes incompréhensions et doutes. Cent artistes venus de Sud et du Nord montraient leurs travaux pêle-mêle.
Internationalistes, pluriculturels, multipolaires ? Sud Global ?
Pourtant tous ces artistes ne disent pas appartenir à tel ou tel peuple en dehors d’une communauté ou d’une patrie quelconque. Quelques pays, quelques gouvernements, discriminent, harcèlent, dépossèdent, tuent, une partie de ses hommes, de ses femmes, de ses enfants, ceux qui composent un territoire. Ils nient ouvertement tout ce qui ne convient pas au développement d’une élite, spoliant et accaparant toutes sortes de richesses y compris culturelles, avilissant et neutralisant leurs langues, leurs coutumes, leurs ressources, etc.
En tant qu’artistes nous avons enlevé « la carcasse d’artiste contemporain ». Lors de notre résidence chez le peuple Sakha en Sibérie extrême orientale, nous avons été face à ces questions et avons travaillé ensemble avec des artistes de neuf groupes « ethniques » ou peuples « originaires » du Grand Nord Sibérien. La 3ème Biennale de Yakoutsk 2014 (BY14) et celle de 2016 (BY-16) nous les avons assumées comme directeurs artistiques et curateurs (VINCENT + FERIA).
Ces moments ont posé les prémisses de « Ni autochtone Ni contemporain ». Nos hôtes parlaient des peuples minoritaires-minorisés, exclus et discriminés de la grande Russie. Ils s’opposaient aussi à notre vision stéréotypée des peuples sibériens. Ils sont Yakouguirs, Nenets, Bouriates, Dolganes, Yakoutes, Evenk, et autres. Leurs écoles, pratiques picturales et savoir-faire proviennent des grandes écoles de Saint Petersbourg, de Moscou, d’Ekaterinbourg. Ils n’ont aucune appréhension pour traiter leurs imaginaires et inscrire leurs cosmologies dans leurs travaux. De notre côté, quatorze artistes francophones, venant de pays extérieurs de la Fédération de Russie, du Portugal, Brésil, Venezuela, France, Algérie, Corée du Sud, ont montré, discuté, présenté, transmis leurs propre engagement, partagé leurs expériences. Des liens se sont établis et des réseaux se sont constitués.
Ces expériences ont démontré l’inadaptation du mot « autochtone » mais aussi celui d’ « artiste contemporain », « moderniste » du nord ou du sud, pour proposer de travailler sur la dichotomie « NI AUTOCHTONE NI CONTEMPORAIN ».
Françoise VINCENT Caracas, 29 février 2024