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Billet de blog 14 avril 2020

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Déconfinez-moi!

La première fois que je suis sortie avec une attestation – que je me suis signée toute seule, une liberté non-négligeable – je crois que je n’ai pas tout de suite compris ce qui se tramait. Je n’avais rien de spécial à faire, pas spécialement besoin de PQ ou de pâtes, mais je voulais voir ce qui se passait à l’extérieur de mon écran télé. Dans le réel.

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Illustration 1
Courbet "Le désespéré" © Elsa Levy

Avant que tout ne devienne fiction, je voulais sentir l’air, voir les autres, prendre la température, trouver des réponses, et soyons fous, un peu de sens. Ou à défaut, une direction.

Dehors, je découvre une sorte de carnaval de mauvais goût. Je croise des tas de gens masqués, des flacons de gels hydroalcooliques par milliers, des patrouilles à tous les coins de rue. J’ai encore en tête les images du JT de la veille qui montraient l’armée, des militaires déambuler avec des mitraillettes, un président marteler « Nous sommes en guerre ». Je regarde le bitume, comme pour retrouver un élément familier, et je me dis, c’est quoi ce bordel ?

L’atmosphère est lourde, suffocante. J’ai du mal à respirer, alors je rentre. Je me dis, finalement ce n’est pas la peine de m’autoriser une heure de sortie, c’est beaucoup trop, en cinq minutes j’ai ma dose. J’ai la cage thoracique comprimée. J’ai souvent du mal à respirer lorsque je suis prise d’angoisses, mais là, sachant qu’il s’agit d’un des nombreux symptômes du Covid, je m’empresse de me calmer. Je fais quelques exercices de respiration à la con – mais utiles en tant de crise, faut l’avouer - je vérifie que je n’ai pas perdu le goût et l’odorat (je lèche de la moutarde et inspire de la javel), je touche mon front, tout va bien, et je rallume la télé.

Les chaînes ne parlent plus que du Coronavirus et de ses victimes. Le virus a balayé tous les autres sujets et s’est infiltré dans tous les recoins des ondes hertziennes. Et soudain, je ne distingue plus de différence entre les images tournées en Italie, en Chine, aux Etats-Unis, en Allemagne, en Argentine, en Corée du Nord, ou en bas de chez moi. Le monde n’est plus qu’un grand décor de cinéma, déserté par ses acteurs.

Je décide de me promener sur Internet - seul lieu sur Terre où on peut désormais se balader en paix, sans attestation. Ça fait tout drôle. Sur le web, je lis de tout, des infos dans tous les sens, du vrai, du faux, du vrai qui sera bientôt faux, et inversement, je vois des chiffres, des statistiques, le nombre de morts et de contaminés se multiplier, et de la panique. Beaucoup de panique. Ça y est, c’est moi qui panique. Je visualise soudain le monde entier confiné, tous ces habitants enfermés chez eux comme des souris dans des cages. Et un sentiment claustrophobe s’empare de moi. J’ai besoin de sortir, de voir les autres dehors, j’ai envie d’hurler : déconfinez-nous, déconfinez-moi !

J’ouvre la fenêtre, je cherche du réconfort, et je vois des gens, à leur balcon, qui chantent, font des concerts, des animations. J’ai l’impression que le quartier s’est transformé en camping géant, ou que le réel devient une gigantesque émission de télé-réalité, j’ai peur que Patrick Sébastien se réveille en chacun. Je ferme la fenêtre. Ce n’est pas parce que je suis confinée que j’aurais soudain l’envie de chanter au balcon. J’entends les applaudissements, leur écho résonne dans l’Univers comme une douce ironie. L’ironie de quelque chose que je ne parviens pas à nommer.

Je me résigne. Je me dis que peut-être, en effet, il n’y a pas d’autres solutions possible que ce mot qui me hante déjà : confinement. Seul le confinement doit être une solution. Brutale, mais potentiellement viable. J’essaie de me convaincre, tout est allé très vite, je suis prise de court. Et une force culpabilisante me rappelle qu’il faut que je respecte tous ces gens qui sont au front. Le personnel soignant, le personnel des magasins de premières nécessités, les agents d’entretien... Les héros de cette « guerre ». Les policiers aussi. Sale boulot qui les attend, mais contraints, à leur manière. L’espace d’un instant, je regrette même de ne pas avoir choisi un de ces métiers, au moins j’aurais le droit de sortir.

J’observe le basculement du monde, depuis mon canapé, réduite au statut de « confinée actuellement inutile à la société », et je tente « d’adhérer ». J’évite de penser aux réfugiés, aux personnes sans domicile, aux personnes handicapées, aux animaux abandonnés, aux femmes battues... Mon cerveau ne parvient pas à supporter toute la misère du monde. J’ai l’esprit confiné, je n’arrive plus à réfléchir, à créer. Ma tête va exploser.

Sur les réseaux sociaux, Kate Winslet m’apprend à me laver les mains, De Niro m’explique pourquoi je dois rester chez moi, et une tonne de personnalités défilent subitement sur mes écrans pour m’expliquer la situation, me dire comment me comporter, comme des prophètes de seconde zone. Des youtubers me donnent des astuces pour « réussir » mon confinement, je ne savais pas qu’on pouvait le rater : rester belle, active, ne pas prendre de poids, prendre soin de moi… Des spots TV, comme ceux des campagnes municipales, m’expliquent en boucle les gestes barrières. Je vois des vidéos qui me disent comment gérer ma journée, mon sommeil, mon quotidien. Là oui j’ai peur. Serais-je soudain devenue débile mentale ? Tout laisse à penser que oui, et que je ne suis pas la seule. Apparemment, on serait plusieurs milliards. Sur la toile, je cherche des émissions alternatives, des humoristes, des esprits critiques… Mais tout le monde a disparu. Où êtes-vous amis de la dérision ?

Quelques jours passent, quelques sorties ratées de plus, et je rallume la télé. Je remarque que j’ai de moins en moins envie de sortir. La raison est simple, lorsque je sors, je déteste cette sensation qui me poursuit comme mon ombre que je suis une délinquante. Je n’aime pas l’idée que signer une attestation de sortie devienne un réflexe. Je ne veux pas de ce réflexe. J’écoute les infos. J’apprends qu’on a le médicament, et que non, on ne l’a pas. J’entends qu’il faut porter un masque. Que non, il ne faut pas. Je tente de me familiariser avec un langage d’expert. FFP2 ? Quezaco ? FFP12, 24, 67. On m’a perdue. Les médecins et politiques défilent. Il faut rester chez soi, mais il faut travailler. Les gants sont utiles. Non, ils ne le sont pas. Je me dis, qu’est-ce qu’il se passe ? Allô le monde ? Mais à quoi ça sert d’appeler le monde, personne ne m’entend, tout le Monde est confiné.

Je vois la météo, il fait beau, ce sera l’info de trop, j’éteins la télé. Puis je ressens de la colère. De la haine même. Envers tout le monde, les politiques, certains médecins que je trouve excessivement autoritaires, des présentateurs télé. Les forces de l’ordre, qui m’ont, à plusieurs reprises, déstabilisée. Pourquoi un flic, pendant un contrôle, installé au volant de sa voiture, me propose d’aller boire un café chez moi ? Pourquoi cinq flics, lors d’un contrôle, ont besoin de m’encercler ? #Metoo, où es-tu ? M’entends-tu ? Et pourquoi des voisins dénoncent leurs voisins ? Je me demande, faut aller où pour rejoindre la Résistance ? On me dit dans l’oreillette qu’il n’y en a pas. 

Un sentiment de tristesse m’envahit. Et si c’était le premier jour du reste de ta vie, de merde ? Une vie en prison, mais chez toi. Avec des voisins de cellules totalement cintrés ? Bonjour l’angoisse ! Ah non, pas ça, pas l’angoisse, je ne peux pas m’autoriser une crise d’angoisse, les hôpitaux sont plein. Et si je vais là-bas, je vais choper le Covid. En même temps, vaut peut-être mieux le choper tout de suite pour être immunisée et avoir l’espoir de ressortir un jour ? Tout s’embrouille. Ça m’angoisse davantage. Je respire. Je respire… Je me calme.

Puis l’ascenseur émotionnel s’emballe, cette fois je ne suis plus en colère, je suis nostalgique. Oh force supérieure, quand retrouverais-je ma vie d’avant ? C’était bien avant. Même, avant avant. Genre l’enfance. Ah oui, et je vais mettre un morceau de Muse pour bien déprimer, tiens. À l’époque, fin des années 80, Gainsbourg fumait à la télé. En fait, tout le monde fumait partout. Mon grand-père conduisait une Ami 8 délabrée, sans porter de ceinture de sécurité. Souvent, je montais sur son vélo, à califourchon sur une planche en bois accrochée hasardeusement sur la roue arrière. Sans casque bien sûr. On ne nous a jamais arrêtés. Si je cherche bien, je dois même pouvoir trouver un souvenir d’un agent de police qui nous salue au passage. Je n’ai jamais aimé l’expression « c’était mieux avant », je la trouve même contre-productive, mais pour la première fois, elle commence à résonner. Stop ! J’éteins Muse. Je me dis que je suis en train de vriller.

Et d’un coup, je me ressaisis. Je me fais un petit rewind de mes passionnantes années sur Terre. Et je me dis que ma vie est assez pourrie en fait. À l’intérieur de moi, ça va, mais à l’extérieur, c’est compliqué. Je ne me sens jamais sereine dans cette société. Depuis toujours, tout va trop vite pour moi, les gens courent, vrillent dans tout les sens, je ne comprends jamais ce qu’ils font, pourquoi ils le font. J’avance à contre-courant, tente d’échapper à un tourbillon incessant. Je lutte en permanence. Je croise des âmes perdues, malheureuses. Et je réalise alors que je me sens confinée depuis la naissance. La société, elle a que des problèmes, non, la société, elle me met mal à l’aise. Je reste souvent tétanisée au milieu de ce courant d’air, de toute cette agitation à me demander, où est ma place ? Qu’est-ce que je fous là ? Si réincarnation il y a, par pitié, réincarnez-moi ailleurs et dans autre chose, fissa ?

Depuis le 17 mars, le monde est à l’arrêt, pourtant la Terre continue de tourner, la vie d’évoluer, et d’un coup, je n’ai plus aucune nostalgie du monde que nous quittons ; si jamais nous quittons quelque chose. Un monde de libertés virtuelles. De nervosités. De servitude volontaire, d’exploitation. Soudain je vois le Covid comme un exhausteur du mauvais goût de notre civilisation. Comme une loupe.

Cette crise sanitaire semble faire tomber les masques, sans mauvais jeu de mots. Elle éclaire les limites de nos aspirations modernes. De notre rapport à la vie, et à la mort. Au temps. Notre rapport au vide, au rien faire. Du sens de nos métiers. De notre utilité. Et de notre quête oubliée, et vide de sens. De ce besoin insatiable d’être immortels, dans le néant.

J’essaie de me rappeler, elle était comment déjà la société avant le 17 mars 2020 ? Ah oui, ça y est, j’ai un vague souvenir. Des salariés exploités, des retraités en colère, des jeunes actifs au chômage. Des technologies aliénantes. De la rentabilité permanente. Un vivre ensemble impossible, sauf dans les aéroports. Le temps d’un rapide transit. Du chacun pour soi, dans son coin. On délimite les jardins, les espaces, on a peur de manquer, on a peur de mourir, avant même d’essayer de vivre, et on travaille, toujours plus, pour gagner toujours moins, et pour simplement avoir les moyens d’aller travailler. Vidés, essorés, on sur-consomme pour remplir un trou sans fond, on s’endette, on fuit l’ennui, on tâche d’exister sur les réseaux sociaux, à défaut d’exister dans la matière, on maquille la misère, on redoute l’échec, on cache les vieux, mais on a un cas de conscience quand il s’agit de leur permettre de mourir dignement. On vit en accéléré. On se bat pour rajeunir. On se croise, on ne se parle pas, on vit dans une course effrénée, sans but, sans vision. Désincarnés. Désillusionnés. Sous cachetons.

On cohabite dans un cadre anxiogène et imprégné de slogans à la mords-moi-le-nœud. Manger-Bouger est le premier à surgir dans mon crâne. Soit dit en passant, on fait comment d’ailleurs en ce moment ? Des slogans comme Mangez 5 fruits et légumes, évitez de manger trop gras, trop sucré, trop salé, pratiquez une activité physique régulière, etc. Les pratiques de yoga, méditation, tai chi et autres techniques de bien-être qui se sont insidieusement répandues comme une obligation, une menace. Une société soucieuse de mon bien-être, de ma santé, qui me fait surtout me sentir de plus en plus mal. Et qui en oublie toujours l’essentiel : ma santé mentale. Non, la société de la surproduction, surconsommation et du bien-être palliatif ne me manque pas. Non, tout ça ne me manquera pas. Sauf si tout ça devait revenir au quintuple une fois déconfinés.

Aujourd’hui, après quatre semaines de confinement, j’ai bien plus peur de la société qui se dessine, que du virus en lui-même. J’ai bien plus peur du tracking, enfin, tracing, parmi tant d’autres mesures possibles, et de voir mes libertés se réduire chaque jour davantage, avec pour argument qu’on me sauve la vie, que c’est pour mon bien, j’ai bien plus peur de ça, que de choper le virus. En fait, j’ai bien plus peur de ne jamais pouvoir vivre, plutôt que de tout simplement mourir.

Mais peut-être que ce vieux monde ne reviendra pas ? Et si c’était enfin l’occasion de voir ce goût pour la médiocrité disparaître ? Finalement, contre toute attente, je trouve un peu de répit. Je regarde le ciel, seul repère fiable ces jours-ci, et je me dis que pour une fois, peut-être, tout ça pourrait changer. Pourquoi pas ?

Pourquoi faudrait-il reprendre les vies de psychopathes d’avant ? Pourquoi faudrait-il, en plus du traumatisme que nous subissons, travailler davantage pour rembourser la dette ? Quelle dette au fait ? Pourquoi devrions-nous faire « des efforts » ? Des efforts pour qui ? Pour quoi ? Pourquoi ne pouvons-nous pas, simplement, sortir de ce système absurde et exterminateur de consciences ? De ce broyeur d’âmes ? Pourquoi ne pouvons-nous pas déconfiner nos esprits ? Faire sauter les barreaux ? Et faire un tour du champ des possibles ? Pourquoi ne pouvons-nous pas, pour une fois, nous autoriser à envisager un autre monde ? Une autre façon de vivre ? Sortir de cette éternelle impasse ? Pourquoi ne pourrions-nous pas tenter autre chose ? Changer de modèle ? Soyons vraiment fous, essayer un revenu universel ? Penser une société humaine plutôt que rentable ? Mettre l’économie au service de l´Homme, et non l’inverse ? Pourquoi ne pourrions-nous pas valoriser le travail non-rémunéré mais utile à la société ? Revaloriser les activités non-marchandes ? Permettre à l’humain de renouer avec sa nature profonde ? Ne plus subir son travail ou son chômage ? Avoir tout simplement le choix ! Valoriser le temps libre plutôt que le pouvoir d’achat ? L’être plutôt que le paraître ? Et reprendre les rênes de nos existences ? En fait, pourquoi ne pourrions-nous pas saisir cette occasion pour tout simplement VIVRE ?

Et je me prends à repenser à toutes ces séries de science-fiction et de dystopie qui sont sorties ces dernières années (The Handmaid Tale, Years and Years, Black Mirror, 3%..) et je me dis : si la dystopie peut voir le jour, comme ça, en un claquement de doigt, alors pourquoi l’utopie ne le pourrait pas ?


*Suggestion de lecture confinée #VivrePourLeMeilleur

JOHNNY A TUÉ MON PÈRE  (roman, Éditions du Confinement, avril 2020)

Pitch : Le 5 décembre 2017, Johnny Hallyday meurt. La France est en deuil. Quelques heures plus tard, au fin fond de l’Aquitaine, Bernard Langlois meurt à son tour, dans l’indifférence la plus totale. Comme un con.

Illustration 2
Couverture (c) Déborah Révy

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