"Rabaisse leur vanité avec douceur, même s'ils sont puissants (...) Et qu'en ton coeur la haine ne fasse pas demeurer une figure déplaisante." Djalâl ud-Dîn Rûmi, Le livre du dedans
Le manque prédispose à la migration ( et ce qui grince avec, bien sûr... ), de la disette au désocial ( c'est le moins qu'on puisse susurrer aux longues oreilles sélectives, à la Goinfrerie des Bien-Assis, devenus pingres du mot exact ).
Il en est qui, piégés par leur trop-plein de tout, voyagent dans une trouble volupté, sans quitter pantoufles, histoire de se soulager des escarres, nées de leur immobilisme - industrieux - et, peut-être, de parvenir, un jour, toujours, vite-vite, à évangéliser leurs privilèges scandaleux De nouveaux droits de l'homme ! La canonisation républicaine !
Il en est d'autres qui, otages du dénuement, prennent ( forcément ) le détour périlleux du désenvoûtement, refusant de marchander leur Légèreté ( leur Humourbaume ) au blanchiment de l'alcootest brandi par les gardiens de la sacro-sainte modération urbaine ( celle des enfauteillés excessifs. Grands manitous libertaires, dingues de Table autant que dogues de Doxa, pétrisseurs de l'opinion et crémiers de la conscience en fac-similé du chocolat archétypal )
C'est ainsi que, frappé de cette double calamité : la Faim et le discernement, Dj'ha nomadisait, par la force des choses, à la recherche de ses "Nourritures terrestres" ( Chacun se nourrit comme il peut, selon la promptitude du besoin et l'ingéniosité parfois suicidaire qu'il requiert )
Bref, ce jour là, Dj'ha se tenait debout au coin d'une échoppe et s'appliquer à humer dévotement l'odeur impitoyablement ravageuse des beignets que l'échoppier préparait et exposait au fur et à mesure dans de beaux plats de cuivre.
Notre VOLEUR d'effluves, l'âme mordue, les yeux clos, les lèvres serrées, les narines en navigation, savourait la vertigineuse liberté de s'abstraire, provisoirement, de sa faim éruptive, de sa lacune existentielle, à l'insu, croyait-il, de son beignettiste tortionnaire ( ou marchand de beignes, s'il ça vous chante )
Puis, au bout d'un moment, la tête copieusement parabolée de ces délectables bouées de survie, exfolié de son olfactive jouissance, il s'ébroua, bourricota d'un hoquet, redescendit dans sa gandoura, s'assura de son atterrissage forcé et se détourna pour bondir à d'autres tentations.
MAIS, le marchand, qui tout en préparant ses beignets, le surveillait du coin de l'œil, ne l'entendit pas de cette oreille :
- Ecoute ! Si Mohammed !
Dj'ha pirouetta derechef, parcouru d'un vague et fol sentiment d'espoir.
- Alors, Ismaël ? Tu t'en vas, comme ça ! Sans payer !
Les yeux de Dj'ha devinrent deux chotts de stupéfaction : De quel droit exiges-tu que je te paie du moment que je n'ai mangé aucun beignet ?
Le marchand persiste :
- Depuis tout à l'heure tu es là, à te délecter paresseusement de l'odeur de mes beignets, pendant que, MOI, je travaille ! Chez nous autres commerçants, tout se paye ! Le Seuil, la façade, le repos, la retraite .... Je paye l'Impôt ! J'ai un droit de poursuite sur tout le territoire olfactif de ma beignetterie !
Dj'ha, incrédule : - Même l'odeur ! Je n'ai fait que respirer ...
Le beignetteur, d'un ton cassant :
- Même l'odeur ! Surtout l'odeur !
Dj' ha : Même l'odeur !
Le beignammant : Oui l'odeur ! A moins que tu ne puisses prouver légalement ton anosmie !
Dj'ha : ... l'odeur ...
Le Beignetout : L'odeur ! Oui l'odeur ! L'odeur ! Ça donne des idées l'odeur ! Ne t'es-tu pas rassasié par le nez de l'odeur de mes beignets qui montait de ma poêle ? Qui entre au Hammam transpire ! Paye ! Tu dois payer !
Abasourdi de ce qu 'il venait d'entendre, Dj'ha d'un esprit instinct, enfourna la main dans sa gandoura et fit tinter et retinter tout le bric-à-brac métallique qui s'y trouvait. Ensuite, il se retourna pour aller son chemin.
Or, le beignemonde, très imbu de ses droits de " poursuite olfactive" mécontent de cet échange impossible, n'étant du tout d'humeur à plaisanter avec cet inconnu douteux et insolent, ce rien, ce kidnappeur d'odeurs, l'apostrophe de nouveau d'un ton haut :
- Hé toi ! On ne rit pas avec moi ! Garde ton charabia ! C'est une atteinte au bon sens universel ! Je te somme de me payer !
Dj'ha, cabalisticapitalement acculé, se retourna encore vers le beignetemps et lâcha :
Mon ami, dEsaurille-toi et écoute bien ceci : chez nous autres, les acheteurs, tout se règle cash avec autant de désinvoltur. Ainsi, celui qui entend le bruit du métal est dûment payé, de même que celui qui a respiré l'Odeur du Beignet a dégusté ! Ne t'es-tu pas rassasié par l'oreille de ce revigorant bruit qui montant de mes fonds ? Alors, ne te plains pas, tu es correctement payé selon ton propre système !
Puis, il s'éloigna, riant franchement de ce qui venait encore de lui arriver, tandis que le beigneplace, levait les mains aux Nues et s'en claquait les cuisses, ne sachant plus comment plaider Toujours l'inarrêtable extension de ses colonies d'olfaction.
On ne voyait plus que la silhouette de Dj'ha disparaissant du paysage comme un dernier Arabica aux petits pas d'un Bulldozer.
Alors que le beigneronds, au milieu du grésillement de ses beignets qui brûlaient dans la poêle, rêvait que le monde entier devenait son beignet. Un gros beignet bien rond, tout croustillant pour lui seul et son Tribunat de beignetistes. Il rêvait qu'il instaurait un implacable TPI et de poursuivre partout, toute créature, de l'infra humain à l'extra humain, jusqu'à l'ultra humain - même Ami-Mamadou- qui oserait mettre un bout de nez dans son vaste et extensible empire d'émanation.
Il rédigeait son best-seller à l'huile de sa grand-poêle : Comment s'acquérir le monde à partir d'une échoppe ou comment faire du beignet son après beignet.
Férocement antifasciste, il promulguait ses lois universelles sur la régulation des sens ( en particulier l'odorat ) et le contrôle de l'inspiration, respiration.
Il avait ses équipes de grands experts -en tout - chargés d'enquêter, de vérifier, de prévoir, de subodorer des consommateurs cachés, des resquilleurs de la respiration, des récidivistes de l'oxygénation, des aéronautes de la narine, des mandarins du nez, des dealers de l'air, des googleurs de l'ORL ( même pollué par l'huile cancérigène de sa surproduction de beignets )
Empressément anti-conspirationniste, il avait du flair mortel de simple équation: tout le monde devait prouver sa non-culpabilité C'est-à-dire son anosmie ( un nez juste pour la forme, pour ne point gâcher l'esthétique du paysage facial )
Sinon tout le monde devra être taxé et traqué comme un dangereux terroriste. Une cible à abattre ! ( lui communicant dit "neutralisé" ) Un Non humain !
Terroriste du vortex ! L'avoir croisé, rencontré, côtoyé, écouté, compris, l'évoquer en public ou même s'en souvenir est un crime ! jamais d'humour - ni d'humeur - à Ça ! Gare aux facétieux !
Ainsi vibre tout le bazar notionnel de la mythologie d'aujourd'hu, exclusivement dominée et lourdement manipulée par ceux qui tiennent la Poêle par le Manche. Tous ces marchands de benêts.
Extrait de : Miscellanées. In, numéro 68 bis, Comme un terrier dans l'igloo. 2004.
El'Mehdi Chaïbeddera