(...)
Par un matin étouffant de juin,
mes sœurs et moi allons à la gare
accompagner Sigmund,
Martha et Anna
les derniers de la liste
à quitter Vienne.
•
Tous les trois
se tiennent debout,
à la fenêtre
de leur compartiment,
•
nous quatre sur le quai.
•
Mon frère
porte son petit chien dans les bras. (1)
•
Le sifflet
annonce le départ
du train.
•
L’animal tressaille
de peur
et dans sa panique
mord
l’index de Sigmund. (2)
•
Anna
sort un mouchoir
et bande le doigt ensanglanté.
•
Un autre coup de sifflet
et le train s’ébranle.
•
Mon frère
lève le bras
en signe d’adieu;
il agite la main,
l’index dressé
dans le mouchoir ensanglanté. (3)
•
Plus tard,
chaque fois que je me suis souvenue
de notre séparation
et
du doigt ensanglanté
de mon frère,
•
j’ai songé à son texte:
Moïse et le monothéisme, (4)
donc,
avant de partir,
il nous a confié le manuscrit
à nous,
ses sœurs,
•
craignant sans doute
de perdre
son propre exemplaire. (5)
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La liste de Freud, Goce Smilevski, 2009; Belfond, 2013.
Notes, E’M.C.
(1) L’épisode de Jo Fi, le petit chien embarqué dans l’arche, rappelle, toute proportion gardée, celle de Bébert, le chat, emmené, de Céline.
(2) l’index mordu, autre flash symbolique avec la circoncision tardive (et morigénante) de l’Égyptien Moïse opérée sur lui, par Séphora (Tsippora) son épouse madianite suite à un réveil effrayé. (cf. notre étude réservée.)
(3) effroi du petit chien, petit doigt (fidèle), qui mord l’index (stylo) de son maître en défet sororal, morsure répétée de circoncision qu’Anna, la fille, côtière, s’empresse d’emmailloter, comme conjurant, ainsi, la lèpre de la séparation.
(4) Certain d’être persécuté non seulement à cause de mes opinions, mais aussi à cause de ma «race», je quittai, avec beaucoup de mes amis, la ville que depuis ma plus tendre enfance, et pendant 78 ans, j’avais considérée comme ma patrie. Avant-propos, 1. Écrit avant mars 1938 à Vienne.
(5) Moïse et le monothéisme, Gallimard, 1948.
(6) Je ne fais pas que croire, je sais que ce danger extérieur m’empêchera de publier la dernière partie de ce travail sur Moïse.
(...)
Donc, sans vouloir publier ce travail, je l’écrirai et cela d’autant plus, que depuis deux ans, j’ai pris des notes et qu’il ne me reste plus qu’à les remanier pour les ajouter aux articles précédents.
Ensuite, mon étude attendra dans l’ombre le moment de paraître, à moins qu’un jour l’on puisse dire à quelqu’un qui serait arrivé aux mêmes conclusions que moi: «En des jours plus sombres, il vécut un homme qui pensa comme vous.»
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Choix, découpage, notes, et notes réservées, chapô, E’M.C.