A ce moment j’habitais aux Gargolles. J’avais deux vieilles chattes – je ne parle pas de la mienne, le monde est plein d’obsédés - et j’essayais de les faire vivre avec deux chiens qui avaient plutôt l’habitude d’en dévorer.
On avait vu sur la petite route – un chemin goudronné – des chatons, la nuit. Pas normal, la mère devait avoir disparu.
En fait, je n’avais aucune envie de les attraper, parce que bon, qu’est-ce que j’allais en faire ? Mais aussi, ça paraissait impossible de simplement les laisser mourir dans leur haie. Je suis donc allée leur poser des croquettes mouillées et de l’eau, juste devant la haie. Pas tout à fait dedans, car je souhaitais qu’ils sortent. Ils allaient certainement vouloir survivre, si petits qu’ils soient. La haie, c’est une trace. C’est comme ça qu’on appelle ça ici. Ce n’est pas une haie de laurier bien taillée, c’est une haie de bocage, pleine de ronces et de petits arbres entrelacés. Pour bien prononcer trace, il faut rouler le R et faire un A au fond de la gorge. J’y allais en voiture avec Flamme la beauceronne derrière. Nous étions inséparables. Je craignais qu’elle fasse peur aux chats mais en même temps je voulais qu’elle soit avec moi. Entre bêtes ?
Je pensais qu’il y avait trois chatons. Ils sont venus manger, je voyais le niveau des croquettes baisser. C’était une période durant laquelle il faisait très beau et chaud, c’était l’été. J’en ai récupéré un assez vite. C’était une petite rousse qui tenait juste dans mes mains. Normalement, elle aurait dû être encore avec sa mère. Je l’ai gardée sur mes genoux, au creux de moi et je l’ai collée au premier étage avec les deux vieilles, très méfiantes.
On a vu, sur un autre chemin, la mère écrasée sur le bas-côté. A coup sûr, un acte volontaire. Ici, on n’aime pas les chats. Une lubie de chasseurs.
Puis j’ai réussi à en attraper un deuxième. Il était blanc sur le ventre et le museau, il avait une cape marron avec un peu de roux tachetée jetée sur le dos et les pattes. Il avait la queue cassée. Il semblait avoir une confiance aveugle, il était gentil.
Le dernier ne sortait toujours pas, au bout d’une semaine. Je me suis dit qu’il allait mourir, tout seul. Je ne le voyais pas du tout. J’avais pitié de lui et rageais contre son obstination. Un jour, je le cherchai vraiment, à genoux, écartant délicatement de mes mains les ronces et les orties, pour parvenir à le voir, peut-être. J’ai entendu un souffle derrière moi, je me suis retournée. J’ai d’abord vu ma voiture, la fenêtre baissée, et la chienne qui observait tout avec intérêt. Puis, de l’autre côté de la route, massées devant un coin sans haie, derrière le barbelé, des vaches fixaient la scène, serrées les unes contre les autres. C’était elles qui soufflaient. Cette photo, personne ne l’a prise, mais elle est dans mon regard, elle fait partie de mon album photo personnel et j’y figure, grâce à cette disposition remarquable de l’esprit humain à reconstruire tout. Les vaches sont des charolaises, blanches, magnifiques. Tout est vert et bleu, le paysage est vallonné, le chemin descend vers ma gauche, la voiture est garée dans ce sens. C’est une vieille Clio blanche, à laquelle je tiens beaucoup, elle a une belle histoire.
Je ne vois pas le chat. Je me lève pour partir, triste, découragée, puis la chienne gémit, aboie un peu. Le chaton est là. Je me remets à genoux, encouragée par les vaches aussi, cherche, regarde, le voit enfin. Ce mini-chat a la couleur de la haie, il est marron sur marron, noisette et foncé, presque totalement masqué, on ne voit que la lueur de ses yeux. Il commence à fuir, mais si petit il est bien inefficace, avec son bidon et ses petites pattes. Je l’attrape, le prends, salue les vaches. Flamme est tout excitée et ne cesse de parler en regardant le chat.
Celui-là il est sauvage, se cache, met longtemps à s’apprivoiser. En fait, il est complètement caractériel. Je ne sais pas s’il l’était avant ou s’il l’est devenu en restant seul. Va savoir.
Me voilà mère de chats, avec trois bébés et deux vieilles à gérer. J’aimerais bien qu’elles prennent un peu le relai, mais ça ne vient pas. D’autant qu’on nage dans le pipi, ça ne leur plait pas. Puis ça viendra. Cette intrusion dans leur vie les rajeunit, les rend plus actives, elles les aiment et s’en défendent. Elles leur donnent des baffes pour leur apprendre le respect et les limites.
Un collègue me prend la rousse, ma préférée, celle qui est toujours dans mon giron. Les autres sont restés avec moi, j’en ai fait des chats d’extérieur, je voulais qu’ils continuent à survivre dehors, quoiqu'il m'arrive. Mais quand ils rentraient, ils dormaient dans mes bras, aimaient les câlins. Ils n’approchaient personne d’autre. Ils ont becqueté toutes les hirondelles qui nichaient dans les poutres extérieures, ils avaient le même habitat. C’est la vie. Devenus grands, ils ont éliminé aussi tous les mulots et les taupes qui faisaient des terrils dans mon pré.
Quand j’ai déménagé plus près de la ville, ils sont retournés là-bas et on fait leur vie chez des voisins qui les ont accueillis comme les leurs. Les rois des prés. Ils m’ont dit : je t’aime, mais je suis un chat libre. Tu sais où je suis. Nous avons passé quatre ans ensemble.
Moi, je suis celle qui a tout ça dans la tête. Je suis en creux.






