En route !
Scènes de la vie conjugale
1
Firmin–Pauline
Un appartement bourgeois, riche, vraiment riche, faudrait voir à ne pas lésiner sur le budget du décor. Tapis moelleux, moquettes épaisses, bibelots rares. Pauline est assise dans un fauteuil profond, elle termine une retouche, étant donné que son vernis (Cherlain¹, Premier baiser n°5) est écaillé, que la femme de chambre n'a pas eu le temps de s'en occuper et que sa manucure personnelle est en congé parental. Firmin se tient debout derrière le fauteuil, il arbore une pose virile et satisfaite, ainsi qu'un costume de chez Arnys. Au lever du rideau, on comprend qu'il vient de poser une question à Pauline, mais pour que le public comprenne mieux, il la répète (ou alors, on installe un prompteur comme à l'Opéra Bastille, c'est au choix du metteur en scène.)
Firmin. Je vais redresser la France et, de mon point de vue, le meilleur moyen de réussir est de revenir aux années vingt et trente, celles des vraies valeurs et des capitaux flottants.
Pauline. (Enthousiaste.) Et je me ferais couper les cheveux, comme les flappers des années folles, les garçonnes ? J’adore, tu sais, cette nouvelle de Fitzgerald, quand Bérénice se laisse convaincre de se faire couper les cheveux mais que c’est un faux-pas (en français dans le texte) vu l’époque et vu son milieu, et qu’ayant compris que c’était un complot ourdi par Mayorie, une façon de l’expulser du bal des Deyo, la famille la plus en vue de la ville, et de la ridiculiser aux yeux de tout le monde, surtout des garçons, elle finit par se munir d’une paire de ciseaux et elle lui coupe les tresses, à cette salope de Mayorie, elle la scalpe ! Je crois que c’est dans Un diamant gros comme le Ritz. Tu te souviens, quand on était allé au Ritz et que je te l’avais offert ?
Firmin (Ennuyé.) Euh, oui, oui…
Pauline. Et alors, je me fais couper les cheveux ?
Firmin (Interloqué.) Non, ma chérie, non, j’ai beau avoir les idées larges, je préfère les femmes qui sont des femmes… Quand les cheveux sont trop courts, tu sais, je me sens un peu comme un inverti, ou comme le Gilles de Drieu la Rochelle, tu vois, celui qui sans se l’avouer...
Pauline. Et Louise, alors, on lui parle encore, à ton avis ? J’y pense, parce que je crois qu’elle fricote avec cette égérie de Mélenchon, tu sais, celle qui a les cheveux très courts…
Firmin. La Femen ?
Pauline. Non, tu exagères. Louise a toujours été un peu féministe, d’accord, mais je ne la vois pas se désaper à Notre-Dame, et encore moins à Saint-Sulpice ou à Saint-Nicolas-du-Chardonnet… Elle sait quand même se tenir.
Firmin. Alors tu fais comme tu veux, ma chérie, c’est toi qui vois, mais essaye quand même de ne pas trop te laisser influencer… Elle est redoutable, cette Louise, quelle raisonneuse ! Cela dit, ça m’étonne que tu dises ça, parce que je croyais qu’elle fricotait plutôt avec le Moreno, le play-boy de mes deux… Celui-là, il vient de rejoindre En Marche… Pas trop fréquentable pour l’instant, mais je n’oublie pas que son père a fait un don à la nôtre, de campagne, alors on ne sait jamais, ça peut servir...
Pauline. Je vais l’appeler. Non, c’est de la vieille histoire, Moreno, ils sont copains, c’est tout. Le vrai drame, dans la vie de Louise, c’est plutôt Marco, d’après ce que j’ai compris. Des années que ça durait et personne ne le savait, ou presque, mais après ce qui s’est passé…
Firmin. Alors là, il faut dire aussi qu’elle est douée pour choisir les bons, ta copine²…
Pauline. Tu as raison, je la plains un peu, je vais l’appeler.
Firmin. Pourquoi est-ce que tu devrais la plaindre ? On est libre de son destin, non, et comme on fait son lit on se couche, ou plutôt, on couche, dans son cas, ah, ah, elle est bonne, celle-là… Comme on fait son lit on couche, je la ressortirai… Si elle a pu avaler les discours de ce type, la grande illusion, la prestidigitation, et qu’elle les a perdues, les illusions, ça la regarde… L’assistanat, ça va bien cinq minutes, mais il y a tout de même des gens qui se fourvoient en permanence, et on ne peut pas sans cesse les plaindre, c’est à eux de se relever, et tout seuls…
Pauline. Oui, je suis d’accord, mais bon… Elle a toujours été comme ça, Louise. Toujours à les porter au pinacle, ses amoureux, à les idéaliser, patali, patala, et puis à un moment, pouf, il se passait quelque chose qu’elle ne contrôlait plus, on la voyait s’assombrir, elle n’en parlait plus du tout, et puis à la fin, pouf, rideau, liquidé, éliminé. Aux oubliettes de l’histoire… Autrefois, elle était sortie un moment avec un type, mais alors, un type, d’un ordinaire, tu n’imagines pas, presque vulgaire, oui, c’est ça, vulgaire, pas fin, et personne ne comprenait. Elle le trimballait partout, ce grand dadais, c’était consternant. Et puis un jour, vlati pas qu’elle nous dit que c’est fini, terminé. Alors, forcément, on lui demande pourquoi. Avec les autres, on voulait savoir, tu comprends, ça nous intéressait, normal, est-ce qu’il l’avait trompée, est-ce qu’elle était tombée amoureuse d’un autre, est-ce qu’elle avait fini par comprendre qu’il était vraiment trop mal habillé, vulgaire, ou alors est-ce qu’il était nul au pieu, après tout, pourquoi pas, c’était une hypothèse, vu la dégaine...
Firmin, qui n'écoutait pas, dresse soudain l'oreille au moment où il entend "nul au pieu."
- Oui, et alors ?
- Et tu ne sais pas ce qu’elle nous répond, finalement ? Elle nous répond qu’il ne comprenait pas la différence entre égalité et identité, le type, et que c’est pour cela qu’elle avait décidé que rien ne serait jamais possible entre eux… On croit rêver, non?
- Oui, c’est sûr, on croit rêver… Et comment ça, égalité et identité, qu’est-ce que ça veut dire ?
- Si, tu sais, le type lui avait dit que les femmes et les hommes ne sont pas égaux et elle lui avait répondu que si, qu’ils ne sont peut-être pas identiques, d’accord, différents, mais que cela n’a rien à voir avec l’égalité, qu’ils sont égaux en droit et que ce n’est pas le bon mot…
- D’accord, je comprends… Encore que ça se discute…
- Comment ça, ça se discute ? Tu penses que les hommes et les femmes ne sont pas égaux, toi ?
- Non, ce n’est pas ce que je voulais dire, mais c’est comme pour les cheveux, tu vois, et toutes ces théories du genre, là, c’est de la connerie… Moi je sais qu’une femme, c’est une femme, et qu’un homme, c’est un homme…
- Oui mais quand même ! Pas pareil, d’accord, mais pas égaux, tu exagères…
- Houlà, arrêt sur image, stop ! On ne va quand même pas se disputer pour ça, non ?
- Non, mais quand même, je trouve…
- Stop, j’ai dit. Là, tu vois bien, c’est trop parfait, incontestable, irréfutable et c’est bien la preuve, non ? CQFD. Exactement ce que je te disais, c’est une fouteuse de merde, ta copine, une raisonneuse… Appelle-là si tu veux mais moi, je m’en lave les mains. J’y vais, d’ailleurs…
Il fait quelques pas, puis revient (sur ses pas) un peu hésitant.
- Au fait, je voulais te dire, ne m’attends pas ce soir, il y a une réunion du Cercle des donateurs, j’en ai pour un moment. En revanche, si tu pouvais finir de traiter le courrier dans la journée, ce serait bien. Ça devient important, même, je ne voudrais pas que l’on me reproche de te salarier comme assistante parlementaire, et pour rien, encore, il ne manquerait plus que ça ! Déjà que l’autre s’est rétamé dans les grandes largeurs et que l’on ne sait plus comment en sortir… Allez, n’y pense plus ma chérie, je t’aime. Fais-toi un thé bien chaud, mets-toi à l’aise, et au boulot…
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(1) Sur l'antisémitisme (antisionisme ?) présumé de Cherlain, cf. Antoine Perraud, Pascal Boniface et alii, Médiapart Editions ; sur la capitalisation boursière du groupe, cf. Martine Orange, les potentiels conflits d'intérêts Hubert Huertas, et si jamais le conseil de surveillance de la Caisse des dépôts avait quelque chose à voir dans cette salade, Laurent Mauduit. N'alertez pas tout de suite, je vous tiens au courant et compléterai cette note de bas de page dès que j'en sais plus.
(2) Pour ceux qui voudraient se familiariser avec les amoureux de Louise, choisir Moreno pour Moreno et Ah, l'opéra, pour Marco, dans :