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Billet de blog 5 août 2023

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Deux claques et au lit…

Elle est déjà sortie de l’actualité et je ne sais pas pourquoi cette petite phrase m’a autant marquée. Pourtant, comme l’a dit un jour Agnès Jaoui (en substance) c'est fou comme une simple maxime peut vous faciliter la vie. Essayons.

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Je ne comprends pas pourquoi je bloque sur cette phrase, à me la répéter sans cesse. Sans doute parce qu’elle a fait surgir du passé quelques lieux communs de l’enfance : dans mon cas, le bac à sable et la pelouse interdite, avec sa pancarte, les escaliers du bas de l’immeuble sur lesquels nous prenions l’air, après avoir posé les patins à roulettes. Au moment où j’écris, mon souvenir se superpose à d’autres, comme si je relisais Proust quand le narrateur attend Gilberte dans les jardins du Luxembourg, en compagnie des enfants de la rive gauche, à pousser des cerceaux sous le regard attentif des bonnes et autres gouvernantes. Ou même ceux de Sartre, des années plus tard, lorsqu’il échoue à figurer Pardaillan auprès de ses camarades de jeu, sous l’œil indulgent de sa mère, avant d’aller faire le pitre savant sur les genoux de son grand-père. Le Luxembourg ou les Tuileries… C’est maintenant dépassé, trop populaire et touristique, mais il est possible que le parc Monceau de la rive droite suscite aujourd’hui encore de telles descriptions, qu’il y ait toujours de charmantes têtes blondes à conduire des tricycles en salopette de La belle jardinière, je ne sais pas. 

A la Duchère ou à Neuilly sur Marne, il faut reconnaître que le dehors était moins hautement ou élégamment surveillé, le dedans moins pourvu en boiseries et décorations de bon goût. Il faudrait plutôt songer à du papier peint qu’on appelait de la tapisserie, en général assez chargé ou alors imitation crépi, à du parquet Noël et à des couloirs encombrés, à du linge qui séchait sur le Tancarville du balcon. Rien qui ne devrait suggérer l’opulence ou la pauvreté, d’ailleurs, mais peut-être une certaine médiocrité, tout de même, ou alors tout juste la moyenne de la classe. Rien qui ne devrait non plus devoir être raconté ou présente de l’intérêt, sinon peut-être les conciliabules : mais qu’est-ce qu’elle a, la fille de la voisine ?
- Et tu as vu comment elle est fagotée ? Tout ce maquillage et des bracelets aux chevilles, ça fait vraiment… Alors vraiment, ça fait vraiment p., mais je ne le dis pas devant les enfants. Je serais sa mère, je lui mettrais bien deux claques pour lui apprendre. Heureusement qu' Emma travaille bien à l’école et qu’elle ne la fréquente pas.
- Ça, c’est bien dit, les parents démissionnent de plus en plus, de nos jours. Et quand tu penses que la cousine Jocelyne s’est mariée en blanc ! En blanc et à l’église, encore ! Alors qu’elle avait déjà un polichinelle dans le tiroir et que ça se voyait, quelle honte. Elle a été mal élevée, cette fille, et ta sœur ne sait pas tenir ses gosses : deux claques et au lit, c’est tout ce qu’elle aurait mérité.

Ce doit être pour ça. À l’époque, j’avais des couettes et une jupe plissée, je disais bonjour en rougissant chaque fois qu’on me pinçait le coude pour me dire de le faire et j’arrêtais de me gratter le nez, à la messe, dès que les vieilles de la troisième rangée me tordaient l’oreille de leurs mains sèches. On était dans les années soixante et mes parents avaient acheté un martinet pour nous faire tenir tranquilles, mon frère et moi. Je dois reconnaître qu’ils ne s'en sont jamais servi, c’était de la dissuasion, et bien plus tard, je leur ai même trouvé des excuses. Il fallait les comprendre, ils avaient été élevés dans les années trente, qu’on se souvienne… Dans Hôtel du Nord, par exemple, une petite fille de six ans ouvre la porte, surprend sur le palier la descente d’un cadavre qu’on emmène à la morgue, sur une civière, et aussitôt son père lui file une claque en lui disant : « Ne reste pas là ! » Sans doute par gentillesse ou pédagogie, pour lui éviter un traumatisme ? En somme, c’était le bon temps qui ne reviendra pas, et vu que tout fout le camp…

Aucune raison d’éclater de rire, non ?

Euh, j’en ai surtout déduit que le préfet de l'Hérault n’avait jamais lu Bergson, parce que le rire, le comique, il disait que c’est du mécanique plaqué sur du vivant, exactement comme ça. Comme quand on plaque une époque sur une autre époque, qu’on ignore froidement la réalité sociale et qu’on voudrait revenir à ce qui n’existe plus. Mes cousins, élevés à la campagne, me le disent bien  : « Nous, on allait à la pêche, on jouait aux boules le dimanche… » Ben oui, et si je remonte au 18e siècle, les enfants, et même les adultes, savaient si bien s’amuser avec les boîtes à images et les ombres chinoises… Et nous aussi, d’ailleurs, avec les marionnettes, Guignol et tout ça… On sifflait parfois le gendarme, aucun Darmanin pour nous dire que c’était subversif, mais on ne serait jamais allé démolir des vitrines à coup de barres de fer… Alors, c’est bien la preuve ?

Ces réminiscences m’horripilent. Je ne suis pas étonnée, je suis sidérée, défaite, anéantie. Je veux bien comprendre que j’ai fait mon temps et qu’on me mette au placard, qu’on me dise que Mac Kinsey fait mieux le boulot que moi, que les boomers sont finis et que le nouveau monde avance, pourquoi pas ? Mais que tous ces relents d’un autre temps me reviennent à la figure, avec un tel simplisme et comme si ça suffisait… Qui peut sérieusement penser qu’avec des uniformes à l’école et des distributeurs de claques, les choses avanceraient mieux ? Qui est allé vérifier, d’ailleurs, que les châtiments corporels - aujourd’hui interdits, mon œil - seraient moins répandus dans les banlieues sinistrées que dans les familles de la bourgeoisie éclairée ? Et si c’était vrai, pourquoi s’arrêter ? La peine de mort à la première fauche, même un Carambar, et le tour est joué. Chacun sait bien qu’aux États-Unis, grâce à l’action décisive des Texas Rangers, la délinquance et la violence ne sont plus qu’un lointain souvenir dans les rues de Dallas.

Je sais bien aussi que certaines familles sont dépassées, inutile de le nier… Dans les années quatre-vingt, quand j’enseignais l’histoire en collège, sur un programme tellement abscons que je ne le comprenais pas moi-même, j’ai passé une soirée à expliquer à la maman d’Ahcène (cinquième E) que son rejeton, au demeurant sympathique, ne travaillait pas et foutait le bordel dans la classe. Comme la maman d’Ahcène ne comprenait pas ce que je lui disais, il a proposé de faire la traduction, tout sourire, ce qui a donné comme réponse de la part de sa mère :  « Oui, il est gentil, il travaille, je sais, merci madame… » J’ai laissé filer, mais je me rends bien compte aujourd’hui que j’aurais dû lui répondre : « Deux claques et au lit. » Bon, d’accord, il est plus grand que vous et moi, mais c’est votre rôle de mère, madame, ou je ne sais pas, prenez exemple sur la duchesse de Guermantes. Quant à David H. et Xavier C. (je ne vais pas changer les prénoms, il y a prescription), je me souviens encore de leurs noms de famille, c’est dire. Le premier m’avait montré ses fesses le jour de la rentrée, ce qui m’avait légèrement déconcertée, et le second était en attente de jugement, pour viol de mineure dans les toilettes du collège. Il n’a pas fini l’année, on ne l’a jamais revu. Quant à David, treize ans lui aussi, on a découvert qu’il se piquait. Dans les pieds, pour que ça ne se voie pas, m’avait dit le prof de maths. Vu leur niveau, je m’étais demandé comment ils avaient bien pu passer en quatrième et le proviseur, fataliste, avait répondu : « Plus vite ils passeront dans la classe supérieure, plus vite ils auront quitté l’établissement. Par ailleurs, ils font au moins vingt centimètres de plus que les autres, vous voyez bien. » Je pourrais continuer inlassablement à les énumérer, ces enfants... Ahcène, David, Xavier, mais aussi « la petite tailleuse chinoise » (elle se jetait sur certains professeurs avec un cutter pour leur couper une mèche de cheveux) ou les deux enfants afghans, le frère et la sœur, qui avaient écrit sur leur fiche que leur père était « médsin ». Quand je me penchais sur le bureau de Xavier, que je lui prêtais mon stylo à quatre couleurs parce qu'il avait oublié sa trousse, tout soudain il se calmait et se concentrait naïvement sur l'exercice, comme un vrai gamin soucieux de bien faire. Sinon qu'il y en avait plus de trente, à peu près dans le même état, et que l'école ne peut pas tout faire, c'est vrai. Alors, de l’ordre, de l’ordre, de l’ordre ?

Au bord de la piscine, cet été, tandis qu’en France c’était « la guerre » (ma mère venait de m’en informer par téléphone), Manuela avait trouvé la solution : « Ils devraient envoyer l’armée. » C’est ça, me suis-je dit. Et le coup d’après, réfléchissons, quoi de mieux qu’une bonne dictature ? De temps à autre, les adolescents de la famille venaient participer à la conversation, entre deux plongeons. Ce sont des expatriés, ces enfants de la villa du bord de mer, ils sont parfaitement bilingues. Ils ont deux chiens, deux chats, et même une jument. Et aussi une collection de smartphones, les derniers de chez Apple. Leur père va bientôt racheter une autre maison, un peu plus loin au milieu des vignes, pour construire un haras. En revenant vers nous, la petite-fille de Manuela a compris qu’on parlait des émeutes et elle s’est figée dans une posture de profonde réflexion. Puis elle s’est penchée et elle a dit : « C’est inadmissible. » En nous fixant encore avec gravité, elle l’a répété : « C’est parfaitement inadmissible ». 
- Tu vois, a conclu Manuela.
J'ai hésité à relancer la conversation sur une phrase qui aurait pu commencer par « Est-ce qu’on ne pourrait pas dire qu’on est plutôt face aux conséquences de trente ans d’échec de la politique de la ville ? » ou « L’ennui, et tous les rapports le disent, c’est que la rénovation urbaine s’est trop concentrée sur le bâti, au détriment des mesures d’accompagnement, l’école, l’emploi, la culture… » mais j’y ai renoncé. Il était l’heure d’aller déjeuner et je commençais à cramer au soleil.

Qu’est ce que j’aurais pu dire d’autre, d’ailleurs ?

Ah oui…

Deux claques et au lit, Emmanuel.

Finalement, c’est un peu facile mais c’est ce qu’on peut trouver de plus consensuel.

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