En route
Tête à tête
Elle n’avait pas seulement téléphoné, Pauline, elle était venue boulevard Voltaire. Une journée de printemps et le soleil encore un peu bas qui faisait des taches partout sur les murs, le parquet, les tapis… Elle souriait dans l’entrée, un peu éblouie par le soleil, un peu étonnée…
- Oh, et bien, Louise, c’est délicieux…
- Comment tu trouves ? C’est petit, c’est ça ?
- Oh non, c’est joli, très joli, mais…
- Mais ?
- Je ne m’attendais pas à ça. Je croyais…
- Tu croyais qu’il y aurait de l’encens, des tentures indiennes avec un arbre de vie, du violet, du rose et des senteurs de patchouli ?
Elle avait ri, un peu gênée.
- Non, pas à ce point-là, mais je dois dire que… Un peu, oui, pour être franche… Mais j’adore les canapés gris, le style industriel, j’adore… Le tapis, également. Ce n’est pas très grand, c’est vrai, mais tout de même, ça fait un peu loft. C’est bien, c’est traversant, en plus ? C’est bien…
- On a vieilli, Pauline, on a vieilli. Le temps ne s’est pas arrêté et on a changé...
- Tu as raison, ça t’ennuie, de vieillir ?
- Je ne sais pas. Parfois, je m’en fous, mais parfois, c’est comme un vertige… Il reste du temps, et qu’est-ce qu’on va en faire ? Tu sais ce que tu vas faire, toi ?
- Oh, moi, tout va bien… Je fais quelque chose, en ce moment, en plus, j’aide Firmin… Il y croit, tu sais, il est gonflé à bloc…
- Il va redresser la France, c’est ça ?
- Oui, c’est ça, ne te moque pas, Louise, s’il te plaît ne te moque pas. C’est déjà assez compliqué comme ça, cette période, cette histoire, ils sont tous devenus fous, en ce moment, si tu savais… Ils ne pensent plus qu’à ça, tous… Et toi ? Parle-moi de toi, s’il te plaît, ça me changera… Tu sais, je me suis souvent demandé comment tu avais réagi, après l’histoire de Marco et de Lisa… Tu l’aimes toujours, Marco ?
- Pourquoi est-ce que tout le monde me demande toujours ça ? Je n’ai jamais eu l’impression que c’était la bonne question, tu sais. Je reconnais qu’il a représenté une rupture dans ma vie, une césure, parce qu’avant lui, je n’avais jamais réellement compris... Le corps de Marco, il m’a émue, voilà. Je ne sais pas comment le dire autrement, son corps, et celui de personne d’autre, il m’émouvait… C’est le seul corps d’homme qui m’ait vraiment émue jusqu’à présent, à part peut-être celui de l’éphèbe d’Anticythère, celui du musée d’Athènes, mais le corps de l’éphèbe, ce n’était jamais qu’une statue, alors que le corps de Marco, il était chaud et il était vivant, et je le voulais, pour moi.
- Ah, oui, alors, ça…
- Tu ne le veux pas, le corps de Firmin, toi ?
- Tu me fais rire… Je crois plutôt que c’est le sien qui veut le mien, en général, ou plutôt qui voulait, parce qu’en ce moment… Quand même, je ne comprends pas… Comment quelqu’un comme toi, quelqu’un d’apparemment aussi intellectuel, a pu se fourvoyer autant… Et tu me réponds que c’était physique ?
- Non, ce n’était pas seulement physique, c’était émotionnel, déjà. Il y a l’intellectuel, le physique, mais il y a aussi l’émotionnel, et on y est tous plus ou moins sensible, à des degrés divers, les hommes, les femmes, mais également les individus, hommes ou femmes. Moi, avec moi, ce qui marche, c’est l’émotionnel. Et l’intellectuel, aussi, ou tout au moins je le croyais… On a fait des choses, avec Marco, tu sais, on a lu des livres...
- Donc, tu ne gardes que les bons souvenirs ?
- Alors là, pas du tout, bien au contraire ! Si j’ai un reproche à lui faire, en dehors de tout le reste, c’est au contraire les mauvais… Il y en a eu tellement qu'à la fin, ils se télescopaient en grappes, les mauvais souvenirs, que c’est tout le passé qui s’en est trouvé modifié, comme dans les films de science-fiction. Que le doute se soit installé jusque dans mes souvenirs, c’est cela, qui me fait le plus mal… Mes souvenirs et mon doute.
- C’est important, tu crois, les souvenirs ?
- Bien sûr, sinon pourquoi partirait-on en vacances ? Les vacances, ça te fait plaisir sur le coup, mais c’est aussi parce que le temps se dilate, et que quand tu reviens, tu as l’impression que la semaine passée a duré tellement plus longtemps que ta semaine de boulot, routinière, habituelle… Alors, les vacances, ça te fait ton petit catalogue de souvenirs, que tu pourras consulter quand tu seras vieille… À l’inverse, les blessures, je ne sais pas… On dit que le corps n’a pas de mémoire mais je me suis toujours demandée si les anciens déportés, dans leurs cauchemars, éprouvaient plus fortement la douleur physique, celle de la torture, que la douleur morale, celle de l’univers concentrationnaire et du mal que leur ont fait les autres… À mon avis, c’est la douleur morale, le mal qu’on t’a fait, celui que les êtres humains peuvent faire aux autres, c’est ça, le plus important, et comment tu résistes, comment tu trouves la force… Ce qui fait que tu as la force, ou que tu ne l’as pas…
- Euh, tu ne trouves pas que tu exagères, là ?
- Si, ma belle, tu as raison, je déjante, comme d’habitude, je sors de la route, je sors des rails… Tu veux un thé ?
- Euh, oui, un thé vert, si tu en as.
**
Ensuite, elle m’avait demandé quelle était la bonne question, si ce n’était pas celle de savoir si je l’aimais encore. Là, j’ai dû réfléchir, c’est quoi la bonne question ? Sur le moment, je lui ai répondu un peu n’importe quoi, parce que je ne suis tout de même pas une philosophe, mais je n’ai pas arrêté d’y penser, toute la soirée… C’est quoi la bonne question ? Avant de me répondre, j’ai tout de même fait un saut au Franprix du coin, parce que je n’avais plus rien à bouffer. J’ai acheté un peu de saucisson brioché, du pâté en croûte, une salade de fruits et je suis rentrée bien vite, avec les deux bouteilles de rouge¹. J’étais bien contente, tout de même, parce que j’avais trouvé la réponse. La bonne question, c’est la liberté. Peut-être pas pour tout le monde, d’accord, mais la bonne réponse, pour moi, c’est la liberté. Et même si ce n’était pas la question.
Je l’avais tournée, en fait, la question, je l’avais prise à l’envers : quand est-ce que, à quels moments, j’ai été la plus heureuse, dans ma vie ? Et j’ai été très étonnée de la réponse, très étonnée : finalement, en dehors des deux fois où j’ai divorcé, et je sais que cela peut choquer, je le sais bien, mais il se trouve que ces deux fois-là, j’ai éprouvé un immense sentiment de bonheur, de soulagement, d’ivresse, aussi, parce que, voilà, j’avais osé, j’avais transgressé et c’était si difficile de l’oser, à cette époque, que je ne pouvais pas m’empêcher de m’en extasier de cette liberté retrouvée, quelle ivresse, quel bonheur… Et bien, en dehors de ces deux fois-là, le souvenir du bonheur, c'était pareil, c'était l’autre fois où j’ai décidé de bifurquer, quand j'ai modifié mon destin, quand j'ai pris le passage du Nord-Ouest. Waouh ! Tiens bon la barre et tiens bon le vent ! Un vrai coup de tête, cette décision, quelle joie ! La veille, je m’en souviens encore, l’une de mes amies m’avait demandé ce que j’en pensais, s’il fallait changer, parce que c’était un peu difficile, tous ces mathématiques, et qu’elle allait peut-être bifurquer vers les sciences naturelles... Je lui avais répondu que non, c’est absurde, surtout quand tu ne comprends rien aux sciences naturelles, et indépendamment de ça, il faut rester en Terminale C, en mathématiques, parce que c’est la voie royale, la voie à suivre, la seule voie qui vaille…
Et, incroyable, dès le lendemain matin, au réveil, j’avais compris que je m’étais fourvoyée, ce qui fait qu’en arrivant au lycée, j’avais immédiatement pris rendez-vous avec la conseillère principale d’éducation, qu’on appelait la surveillante générale, à cette époque.
- Bonjour, madame. Voilà, je viens vous voir, parce que je suis élève en Terminale C, mathématiques, et je me rends compte que, finalement, j’aimerais changer, je voudrais passer en Terminale A.
- Comment ça ? Vous avez des difficultés ? Je vois votre dossier et il est parfait, ce dossier, vous avez des difficultés, vraiment ?
- Non, mais ça me fait ch..., chiuuss, humpff, je suis un peu émue, pardon… Non, je voulais dire, madame, qu’en fait, et bien voilà, en fait, je me rends compte que je n’ai pas complètement trouvé ma voie, voyez-vous, madame, et je me dis que je ferais bien des études de philosophie…
- Parce qu’en plus, vous voulez quitter une Terminale scientifique pour faire de la philosophie ???
- Euh, oui, tout à fait… En C, il n’y a que quatre heures, mais en A, il y a neuf heures de philo… (Et en plus, la prof, c'est la mère de Jean-Louis Aubert, alors dès fois qu'il me téléphone...)
- Non, mais, là, ça ne va pas… Compte tenu de votre dossier, si vous avez des difficultés, ou alors si vous vous ennuyez, il vaut mieux passer en D, non ? Sciences naturelles, il y a tout de même plus de débouchés…
- Ah, non, impossible, je n’y comprends rien, aux sciences naturelles…
- Comment ça, vous n’y comprenez rien, avec votre dossier, ce n’est pas possible…
- Ah, si, je vous assure, c’est très possible, au contraire. Demandez à la prof de sciences naturelles, elle vous le dira. M’étonnerait qu’elle veuille me récupérer en D… Et en physique-chimie, demandez le leur, aussi, aux profs… La semaine dernière, j’ai fait sauter un ampèremètre et quant à savoir ce que j’ai pu mettre dans l’éprouvette, on se le demande encore, mais ça fumait, ça fumait, et toute la classe a dû sortir en urgence, alors… Et encore, je ne vous parle pas du bocal, celui qui contenait le caillot de sang et qui s’est fracassé sur la paillasse… Il y en avait partout, du sang et des éclaboussures… Les mathématiques, ça va, c'est totalement abstrait, mais, alors, tout ce qui ressemble de près ou de loin à une science expérimentale... Non, je veux aller en A, lettres, philo, c’est tout. Après, je ferai hypokhâgne…
- Là, si vous voulez faire hypokhâgne, c’est différent, en effet… Comprenez-moi bien, Louise, ce que je veux savoir, ce que je cherche à déterminer, c’est si c’est une décision mûrement réfléchie, et que vous ne regretterez pas, ou alors une lubie de tête brûlée…
- Mûrement réfléchie, madame, très réfléchie, et très mûrement… Je ne suis pas une tête brûlée. J’y pense, j’y pense, depuis des mois, madame… J’y pense tous les jours et tout le temps…
- Ma pauvre petite, comme vous avez dû souffrir…
- Oh oui, madame, j’ai beaucoup souffert… Je pesais le pour, le contre, je me demandais… Et personne pour en parler, je me demandais…
- Je vous comprends, mon petit, vous savez, je vous comprends… Moi-même, vous savez, je voulais devenir danseuse-étoile, quand j’étais jeune, danseuse-étoile… Je prenais des cours de danse, j’étais très douée, vous savez, je me voyais à l’Opéra, le soir, Le lac des cygnes, je m’y voyais, j’étais prête, mais mon père n’a jamais voulu, vous vous rendez compte, jamais voulu… Ils m’ont fait faire une licence d’économie, et puis après passer le concours, et me voilà maintenant, ici, dans ce lycée, je ne sais pas si vous vous rendez compte mais…
C’est une autre constante de ma vie, se disait Louise, chaque fois que je leur parle, aux autres, que je leur expose un problème, je ne sais pas pourquoi, à la fin, ils se répandent, ils avouent, et c’est moi qui écoute… Comme la fois où je suis allée au collège, parce que mon fils avait fait une connerie, et qu’à la fin, à la fin, les deux profs qui me parlaient, celle d’histoire et la prof principale, je ne sais pas pourquoi, elles ont fini par me raconter leurs malheurs, que les élèves ne les écoutaient pas, qu’ils étaient mal élevés, qu’ils les prenaient pour la bonne ou pour le serveur du fastfood, à claquer des doigts, par exemple, pour demander un renseignement, comme s’il s’agissait de demander un supplément de frites ou de ketchup. Ouh, ouh ! Heps, là, la prof ! C’est quand, la mort de Louis XIV ? Et vous me mettrez aussi un double burger, avec un Coca et un Sprite, pour ma copine. À la fin, elles n’en parlaient plus, de mon fils, pas grave, on allait arranger ça, mais alors, de tous les autres petits crétins de ce bahut de merde, alors, là, elles en ont parlé. À tel point, d’ailleurs, que j’ai fini par me demander si je n’allais pas le retirer du bahut, mon fils, quand on entendait tout ce qui se passait là-dedans… Quand je les écoutais, les pauvres, je me disais que j’aurais peut-être dû faire psychanalyste, en définitive… En attendant, il faudrait la retourner cette question, la mûrir, la réfléchir, c’est quoi la bonne question ?
- Et toi, Pauline, tu l’as résolue, la question ?
- Laquelle ?
- La question que tu viens de me poser. Si le problème n’est pas de savoir si je l’aime ou non, quel est problème ?
- Oh, en ce qui me concerne, je n’ai pas trop le temps de me demander qui je suis, tu sais, ni même de le chercher. Il faut reconnaître que j’ai essayé, un temps, quand je faisais de la peinture ou m’efforçais de croire que j’en faisais, mais tout cela est bien derrière moi. Je suis absorbée par la carrière de Firmin, maintenant… Il est dans le premier cercle, tu sais, ça change tout… D’ailleurs, pendant que j’y pense, je voulais te demander, tu as rejoint Mélenchon ?
- Pourquoi ? Firmin t’a demandé de te renseigner ?
- Non, pas du tout, c’était une question personnelle, une curiosité, mais si ça t’embête de me répondre, pas grave…
- Non, ça ne m’embête pas et je n’ai rejoint personne, non… Je suis comme tout le monde, Pauline, pour l’instant, je suis paumée, bien paumée.
- Alors, tu vas finir par venir avec nous, ma belle ?
- Comment veux-tu, Pauline, comment veux-tu ? J’ai changé, c’est vrai, mais je ne peux pas changer autant que ça. Et si tu prends l’exemple de ma tante, c’est éclairant. Elle est rentrée tout fière de la primaire, elle avait son candidat, elle n’imaginait pas qu’il allait gagner, d’accord, mais elle avait voté en conscience, pour le général de Gaulle et pour la messe… À quatre-vingts cinq ans révolus, elle n’allait tout de même pas s’en laisser conter… De Gaulle et la messe, ça lui paraissait une très bonne idée et, même moi, je n’ai pas osé la contrarier. Je n'allais pas lui faire un cours sur la déflation des années trente. Et que ce fût l’un ou l’autre, de programme, ce n’était qu’une question de degré, pas de nature… C’était juste le nombre de fonctionnaires, mais le fond ne changeait pas…
- Et maintenant ?
- Maintenant, elle est furieuse, hors d’elle… Je n’aurais jamais imaginé voir ça de ma vie, je ne sais pas si elle l’a vraiment fait, mais elle était tellement furieuse qu’elle était prête à aller voter à la primaire de gauche. C’est pour ça que tous les discours… Que c’est légal, que la présomption d’innocence, patali, patala, ils s’en foutent, les gens, de la présomption d’innocence ! Ce sont les chiffres, qui les ont scotchés, les gens… Et l’identification, comme au cinéma, ma belle, exactement comme au cinéma. Tu te vois, tu te vois avec les poneys, dans le manoir, tu te dis que tu pourrais rester à la maison, une femme au foyer ou une femme oisive, tu la vois vraiment, en technicolor, comme dans Un déjeuner chez Tiffany, l’oisiveté d’Audrey Hepburn couronnée de ses chapeaux hors de prix, tu te fais à l’idée, d’une femme au foyer, d’une femme oisive ou alors vaguement le courrier, de temps en temps, et ça te rapporte plus qu’un boulot, même un boulot très bien payé comme le mien, et qui m’a toujours absorbée plus de huit heures par jour, très largement ! Une fois que tu as vu ça, tu en reste pantoise pour longtemps, non ? Tu ne peux pas oublier… Qu’est-ce qu’il en dit, Firmin ?
- Oh, Firmin, rien, juste qu’on est dans la merde. Et ensuite, il veut que j’accélère sur le courrier, et aussi que je passe à la permanence de temps en temps. Ça me gonfle, ça m’ennuie, si tu savais….
- Ah, parce que toi aussi, tu es payée pour le courrier ?
- Bien sûr, Louise, bien sûr, comme tout le monde.
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(1) Cf. Maître baLoz, "Tout savoir sur l'ignorance" in Faits divers, digressions et autres palimpsestes, Médiapart Ed. de la Découvrance, 2018