Que faire ?
Retour de René et de quelques arrière-pensées
- Alors, qu’est-ce qu’il en a pensé ?
- Bien, il a trouvé ça sympa… C’est vrai que ça cadre bien… En revanche, il m’a demandé quand tu l’avais écrite, ta nouvelle, parce que Jaurès qui retourne sa veste, ou travailler moins pour gagner plus, ça lui rappelait quelque chose…
- C’est vieux, en fait, ça date de 2007, le temps passe rudement vite et de plus en plus vite. C’était pendant le débat entre Ségolène et Sarkozy et je m’étais un peu énervée. J’avais l’impression qu’il s’agissait de dérouler un catalogue et que plus personne n’avait de ligne politique. Cela dit, voilà qui m’effraie un peu parce que, dix ans après, c’est le même cirque qui recommence.
- Faut dire qu’une élection présidentielle tous les cinq ans, on commence à se rendre compte que ça fait beaucoup, et avec les législatives collées dessus, ça n’arrange rien…
- C’est ça, et avec les primaires, on se rapproche dangereusement des États-Unis, et sans les contre-pouvoirs. La droite vote le plus à droite possible, la gauche le plus à gauche, et l’on ne sait plus quoi faire. À l’époque, en 2007, je m’en étais pris à George Bush, également, mais je n’imaginais pas que dix ans après, ce serait pire et que Bush finirait par passer pour un intellectuel…
- Reagan, surtout.
- Reagan, tu rigoles ? Un Prix Nobel !
- Ça m’intéresse aussi, si tu as quelque chose sur les élections américaines.
- Si tu veux, mais vous allez vraiment faire quelque chose avec ça ?
- On nous a demandé de faire de l’interdisciplinaire. Et comme je m’entends bien avec Mike…
- Il s’appelle Mike ?
- Oui, il est américain, c’est un échange…
- Et il ne viendrait pas d’Albuquerque, par exemple, ce Mike ?
- Non, pas du tout, il travaille à Boston, c’est un échange entre les deux facs…
- Comme dans les romans de David Lodge ou d’Alison Lurie ?
- Non, pas tout à fait, David Lodge, c’est moins, enfin, c’est plus…
- Plus hétéro ?
- Euh, et bien, déjà, oui, un peu…
- Hi, hi, je comprends mieux, tu ne les confondrais pas avec des estampes japonaises, mes nouvelles ?
- Oh, ça va… Mike doit passer ce week-end, pour qu’on mette au point les grandes lignes du séminaire et je dois avouer que… Plains-toi, je te propose un universitaire américain pour faire le lecteur, tu devrais être flattée. C’était féministe, ou politique, les autres nouvelles, les short-stories, comme il dit ?
- Les deux, les deux… Je n’ai pas de fille, mais je me demande bien quelles figures féminines seraient à lui proposer, à ma fille, dans ce monde de dingues… Les mannequins anorexiques ? Les bimbos peroxydées en mini short ? Les burkinis, les burkas, ou les veilleuses de la Manif pour tous ? Gisèle, réveille-toi, ils sont devenus fous…
- C’est vrai que ça laisse songeur…
- Même dans les émissions apparemment ludiques et inoffensives, tu vois, et que je regarde de temps en temps pour de mauvaises raisons, c'est-à-dire que c’est tellement con que tu passes ton temps à hurler de rire en te foutant de la gueule des autres pétasses, et bien, ce qui est finalement sinistre, quand tu commences à réfléchir, c’est l’idéologie que ça véhicule subrepticement, la norme… Que pour séduire, inutile de s’encombrer de l’intelligence ou du charme, mais que ce qui vaut la peine, c’est de savoir bien mettre en valeur ses jambes, son décolleté, et la longueur de son mascara, rien que ça… Et l’exaltation de la concurrence, encore une fois, du concours de beauté et de la rivalité féminine, ce poncif, c’est consternant…
- Mais tu regardes ?
- Mais, oui, je regarde, je ne suis pas meilleure qu’une autre… Au bout d’un moment, je sature, ça m’écœure, mais je regarde un peu et je me marre. Et c’est éclairant, d’ailleurs, la dernière fois le thème, c’était la femme fatale. La femme fatale, ça avait de la gueule, non ? Greta Garbo ? Marlène Dietrich ? Ou alors on était parti dans Chandler, Dashiell Hammet ou Le facteur sonne toujours deux fois ? Et bien au secours, Raymond, si tu avais vu ce déluge de cuisses et de seins, de fuseaux et de leggings montés sur talons aiguille, tu ne les aurais pas reconnues, ni la Divine, ni Rita Hayworth ou Jessica Lange… Une seule avait compris et elle a défilé avec une voilette, mais les autres l’ont traitée de mémé ! Le seul mot qu’elles entendent, c’est sexy. Comment être sexy, comment devenir sexy, comment rester sexy, penser sexy, manger sexy, que du bonheur, ma chérie !
- Magnifique, j’adore quand tu te mets en colère !
- Oui, c’est ça, magnifyque. Je ne lui en veux pas, à la présentatrice, elle n’est pas si con et il faut bien gagner sa croûte, elle a trouvé le filon, le bon filon, mais tout de même, quelle hallucination quand je repense à ma jeunesse…
- Dans ta jeunesse, il y avait aussi Cloclo et les Claudettes…
- Oui, tu as raison, c’est sans doute parce que je vieillis. Cloclo, ça revient, d’accord, c’est fait de tous petits riens, mais de notre temps, c’était déjà bien has been, même si on le prenait déjà un peu au second degré. On avait l’impression que c’était dépassé et que les nouvelles générations de filles s’avançaient vers l’émancipation, loin des Claudettes et des sirènes du port d’Alexandrie. Des années après, je suis dévastée.
- Et la fille de la maison d’édition, elle n’a pas compris ça ?
- Non, manifestement. Elle a trouvé que mes réflexions sur mon mari, Vincent, étaient déplacées et qu’on ne voyait pas ce que la politique venait de faire là-dedans… No comment. Cela dit, elle n’avait pas complètement tort, ça manquait, à l’évidence, de trame narrative. Bon, mais si cela intéresse ton bel américain, je ne vais pas te refuser ça. Je te les envoie, les nouvelles.
J’ai donc travaillé pendant plus de dix ans à la recherche de la trame narrative et, à ce stade, personne ne peut plus dire qu’il ne s’agit que d’une posture… En revanche, qu’il n’y ait pas une névrose, une vraie névrose, là-dessous, personne ne peut le dire non plus, c’est justement ce que je cherche, pas seulement la trame narrative. Et comme Emma Rougegorge, ce n’est pas moi, je suis forcément très à l’aise pour en parler, n’en déplaise à Flaubert. Quand on y réfléchit, Louise cumule peut-être deux mariages ratés et une liaison qui s’est révélée dangereuse pour son équilibre, mais je la vois plutôt sur le chemin de la rédemption. Quant à Pauline, en revanche, peut-être parce que je n’aime pas trop Firmin et qu’il me le rend bien, je la ferais bien basculer dans l’aliénation et le conflit conjugal, comme Nora dans Une maison de poupée. Qu’en pensez-vous ?
Et pour s'y retrouver, dans cette longue saga :