Il y a deux ou trois ans, je me trouvais dans un magasin de bricolage, non pas à Paris ni même en banlieue, mais dans une région plutôt campagnarde (comme on disait autrefois) et, au détour d'une allée, je croise un client en grande discussion avec un vendeur. Le gars était à la recherche de matériel pour isoler sa maison ou pour changer ses fenêtres en double-vitrage, je ne sais plus, et il trouvait que c'était bien cher... Il se tenait au milieu de l’allée à hésiter, et son épouse opinait du chef à ses côtés.
À ce moment-là, le vendeur lui dit : Oui, mais vous savez, il y a des aides, l’Anah, les certificats d’économie d’énergie…
– Oh, non, répond le gars, je suis contre l'assistanat !
J'ai vraiment pouffé de rire et j'étais à deux doigts de m'arrêter pour lui faire un cours de finances publiques, à ce monsieur. Voyons, ce n'est pas parce qu'on prononce le mot "aides" qu'on est dans les allocs : souvenez-vous de la prime à la casse pour les voitures, du crédit d'impôt pour la transition énergétique, maintenant c'est Ma Prim'rénov, il faut bien des instruments budgétaires ou financiers pour mener des politiques d'incitation, sinon on ne ferait jamais rien... C’est comme si vous disiez que vous êtes contre la politique économique et les taux d’intérêt…
Ce que je n’ai pas fait, bien évidemment, d’autant que je cheminais munie d’un sécateur géant (afin d’aller tailler les rosiers) et d’une clé anglaise (en vue de décoincer la cuvette des WC) et qu’il aurait pu se méprendre sur mon ardeur pédagogique, vu que les serial-killers ou killeuses, comme chacun le sait, ça pullule dans les magasins de bricolage paumés dans la cambrousse. Si vous ne me croyez pas, allez revoir Fargo ou Massacre à la tronçonneuse.
N’empêche que ça m’a chiffonnée, cette réflexion. Je trouve qu’elle est faite d’un mélange d’inculture et d’une certitude opiniâtre qui, années après années, s’est ancrée dans le cerveau des gens. Comme le dessin par l’exemple. Dans un autre magasin de bricolage (des endroits que je fréquente beaucoup et qui sont comme des terrains de camping pour sociologues), situé cette fois-ci en plein Paris, deux vendeurs étaient relégués au premier étage. Il s’agit d’un petit magasin de quartier miteux, que l’on s’attend à voir faire faillite incessamment sous peu et le premier étage, qui ne compte que des produits que le particulier achète rarement, comme un piton golo ou une pince à sertir, est en général assez vide. Le vendeur le plus bavard parlait à voix basse, si bien que j’ai immédiatement tendu l’oreille, bien évidemment, tout en farfouillant parmi les boulons. C’était un petit être malingre et souffreteux, comme l’auraient dit Balzac ou Zola, et manifestement, il avait une dent contre la caissière du rez-de-chaussée, dont j’ai cru comprendre qu’elle avait été augmentée ou peut-être qu’il s’agissait d’une prime et, soudain, il sort l’argument définitif :
– Les Noirs qui gagnent plus que les Blancs, alors moi j’le dis, bravo la France !
Réponse inaudible du deuxième vendeur, tandis que je manque de m’évanouir au milieu des boulons, du coup ils s’éloignent, mais j’ai le temps d’en entendre encore un peu…
– Ah non, parce que moi maintenant, j’ose le dire, j’ai pas peur…
Encore une fois, l’effet de sidération que j’ai ressenti était en partie lié à ma perception du propos, en soi raciste, mais également à ma perception du contresens. Parce que oui, les Français d’aujourd’hui sont de toutes les couleurs, on n’est plus dans les années cinquante, c’est comme ça, on n’est pas non plus aux États-Unis ou en Afrique du Sud et une opposition pareille entre « les Blancs-les Noirs » n’a aucun sens ni fondement historique et que, ben oui, coco, le consultant de chez Boston Consulting Group, qui est noir, il gagne plus que toi…
Sauf qu’un contresens, ça ne se voit pas. Ça ne se voit pas et, continuons encore un peu les explorations, ce n’est pas réservé aux ploucs de la cambrousse ou aux vendeurs souffreteux et mal vêtus des magasins miteux. Le spécialiste de cardiologie dont le cabinet est situé dans un quartier très haussmannien de la capitale m’a dit l’autre jour : « Vous vous rendez compte, madame Rougegorge, les logements sociaux, en face, il n’y a que des immigrés avec plein de gosses, et les HLM on les leur donne. Quand on connaît le prix au m2, c’est sidérant.
– Euh, non, c’est pas vrai… À la limite, l’hôtel zéro étoile situé en bas de chez-moi qui sert de logement d’urgence ou les tentes que les associations distribuent aux SDF, je veux bien…
Alors dire que les allocations, notamment de chômage, sont principalement fondées sur des cotisations, qu’heureusement d’ailleurs il y a encore des Français issus de l’immigration pour cotiser en face des retraites, que les minima sociaux sont une roue de secours qui ne permet pas de s’enrichir, qu’on ne mesure jamais le coût de la « non aide », en termes de dégâts psycho-sociaux et de santé publique, qu’au plan macro-économique et... d’ailleurs lisez les rapports de l’OFCE ou les études de la Dares, ça ne servira jamais à rien. Encore moins de brandir la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen, ou que je vous fatigue avec le genre, la question de savoir s’il faut dire « sans préjuger de » ou « sans préjuger le » - monceau de conneries que j’entends tous les jours -, ça ne servira jamais à rien. Et ce n’est pas le moment non plus de dire que plus de travail n’est pas forcément l’avenir de l’humanité, étant donné que ce travail contribue aussi à produire quantité d’objets parfaitement inutiles voire néfastes, c’est inaudible.
C’est pour ça qu’elle est terrible, la phrase de Fabien Roussel. Aussi percutante que le « dire tout haut ce que les gens pensent tout bas ». D’accord, le terrain a été préparé depuis des années et depuis le « pognon de dingue » ou cette phrase si choquante sur les kwassas qui « ramènent du Comorien » à Mayotte, on ne voit vraiment pas pourquoi le populo devrait se priver. Je trouve que c’est leur échec mais aussi mon échec, nos échecs. Dans les années soixante-dix, mon grand-père, qui était ouvrier-artisan et qui votait Mitterrand (comme quoi tout le monde peut faire des contresens) n’a jamais dit un mot un seul contre les immigrés ou les chômeurs. Et pas non plus lorsque son atelier a été balayé par la crise de 1974, ni plus tard. Aujourd’hui, le délaissement idéologique est tel que chacun trouvera un exemple pour dire que, oui, y’a de la fraude, y’a de l’insécurité, y’a de l’abus, d’ailleurs je l’ai vu, en bas de chez moi, sur les réseaux sociaux ou dans la télé.
Ce renvoi de nos concitoyens à la petite phrase, aux reportages chocs et après on oublie mais ça reste, me terrifie. Au début du XIXe siècle, les ouvriers cassaient les machines, ça s’appelait le luddisme, et les élites étaient impuissantes à les en empêcher. Ils avaient peur, c’est normal. Les élites avaient beaucoup de défauts mais s’opposer aux chemins de fer n’avait pas tellement de sens… En revanche, l’exploitation du prolétariat pendant la Révolution industrielle est indéniable et il a fallu ensuite des années pour que la classe ouvrière s’organise.
Alors je ne sais pas ce qu’il veut faire, Fabien Roussel, à part renverser la table, mais maintenant qu’elle est renversée, il va falloir ramer dur pour reconstruire un socle idéologique qui permette, quand même, quelques explications de fond. Mettre aussi le sens des formules au service d’une pensée plus pédagogique et profitable, sinon c'est plié ce sera un cauchemar.
PS : pour le dessin, voir le 1er commentaire.