Le même et l'autre
Lecture à deux voix
Cette fois-ci, c’est moi qui avais choisi le restau. Un restaurant turc, dans le 10ème arrondissement, qui servait des spécialités turques, grecques et orientales, et où l’on jouait aussi de la musique grecque. L’un de mes amis, un autre des amis de René, également docteur ès lettres, venait régulièrement y gratter du bouzouki ou de la guitare, accompagné de quelques violons et de toute une bande de copains à lui. On y était un peu tassé mais l’on y mangeait bien, c’est la patronne qui faisait la cuisine.
Pauline s’était pointée là-bas à l’heure du déjeuner (je n’avais tout de même pas osé la convier à la sérénade du soir, celle des Voyageurs de Belleville¹) et c’est avec beaucoup de bonne volonté, presque de l’enthousiasme ou de la curiosité (j’ai pris le métro, tu sais, c’est vraiment pratique, cette ligne, même si j’ai eu un peu peur de me perdre, en fait, drôle d’aventure…) qu’elle était entrée dans les lieux (qui ne payaient pas de mine, il faut le reconnaître) mais je voyais bien ses hésitations, le petit regard en coin vers la chaise en bois et la table de guingois, les nappes peut-être un peu douteuses et les vases ébréchés, sans compter les moustaches et le sourire enjôleur de Stathis, le serveur (Efstathios de son prénom officiel), qui avaient tout de même de quoi dérouter autant que sa plastique impeccable de beau gosse oriental.
- Ah, oh, Louise, c’est assez charmant, je me demandais… Je n’étais pas sûre que ce soit celui-là… Il n’y a pas de numéro, n’est-ce pas ? Je peux poser mon sac vers toi ? Et peut-être aussi mon manteau sur la banquette ?
- Tu préfères qu’on échange, tu seras mieux ?
- Ah, oh, non, oui, peut-être oui, sauf si cela te dérange…
- Non, pas du tout, mets-toi sur la banquette, tu seras mieux. Tu as faim ?
- Ah, oh, oui… Qu’est-ce que… Qu’est-ce que… tu me conseilles ?
- Autant prendre les mezze, comme ça tu pourras tout goûter, et aussi une bouteille de retsina, s’il te plaît Stathis. Le retsina, j'adore : la première fois que tu en bois tu trouves que ça a le goût de moisi, mais ensuite... C’est le goût de la résine, en fait, celui des tonneaux et c’est délicieux, c'est marrant…
- Et bien, alors, allons-y, en route…
- Tu n’es jamais allée en Grèce, toi ?
- Ah, si, oui, avec Firmin. Une année, un couple de nos amis avait loué un bateau avec un skipper, et on a fait les îles… Cela dit, je n’ai pas grand souvenir de la gastronomie, c’est le skipper qui faisait la cuisine, tu comprends, et c’était surtout du poisson grillé ou alors des tomates. Bon, mais dis-moi, quid, depuis la dernière fois ? J’ai tout lu, tu sais, tout le livre, tout ce que tu m’as envoyé…
- Et alors ?
- Alors, déjà, je voulais te demander, est-ce que c’est moi ? Est-ce que Pauline, c’est moi ?
- Bien sûr que non, Pauline, bien sûr que non, que ce n’est pas toi… Il y a au moins quatre personnes, dans toi. Des personnes qui comptent, ou qui ont compté, mais qui ne sont pas toi…
- Oui, mais quand même… J’étais en khâgne avec toi, par exemple...
- D’accord, mais tu n’habites pas rue de Solférino, non ?
- Oui, c’est vrai, mais quand même, pas bien loin…
- Il faut bien trouver des lieux, Pauline, il faut bien les décrire. Et les lieux sont signifiants, tu ne penses pas ?
- Je ne sais pas, signifiants de quoi ?
- Signifiants de nos différences, il me semble.
- Oui mais, alors, toi non plus, tu n’es pas toi, puisque tu n’habites pas boulevard Voltaire…
- Non, moi non plus, je suis d’accord, je ne suis pas moi.
- Qu’est-ce que tu cherches, alors, dans ce cas ?
- Je crois que je cherche ce qu’elle disait, Marguerite, et qui m’a toujours... Tu sais, la citation : Écrire, c’est chercher à savoir ce qu’on écrirait si l’on écrivait.
Je ne connais pas de meilleure définition, que dire ? Comment expliquer l’écriture et ce qu’on y cherche, on ne choisit pas, voilà, c’est ça, on ne choisit pas. On se lance, on se cherche, et un jour ça vient… On ne sait pas pourquoi, on a l’impression que le cerveau déborde, parfois qu’il dégueule ou qu’il vomit, qu’il est perdu, mais ça déborde, ça vient, ça sort… C’est comme un lavement, une grande lessive… Alors, on part à la recherche de la trame narrative, parce que, sinon, comment intéresser l’autre ? Et qu’est-ce que c’est d’autre, quoi d’autre, que l’écriture, depuis la nuit des temps, sinon que d’essayer d’intéresser l’autre et de laisser une trace ? Ou alors de trouver le même, peut-être ?
- Tu as été choquée, Pauline, par ce que j’ai écrit ?
- Non pas du tout, enfin sur certains points peut-être, je te dirai, mais j’ai quand même bien rigolé en repensant à mademoiselle Collard. Quelle drôle de petite bonne femme, celle-là… Tu savais, en fait, qu’elle ne vivait pas du tout avec mademoiselle Mennetout mais avec sa mère, dans une HLM de Vénissieux ?
- Non.
- Et bien si : elle, sa mère, le chat et le chien… Toutes les deux, seules avec le chat et le chien.
- Comment tu le sais ?
- C’est Chossard, qui me l’a dit. Tu n’en as pas parlé, de Chossard, au fait, et pourtant, tu étais sortie avec lui, dans le temps.
- Comment ça, j’étais sortie avec Chossard, je ne sais même plus du tout qui c’est !
- Si, l’angliciste, le fils du marchand de chaussures de la rue de la République… Celui qui, soi-disant, connaissait le fils Derrida, et à qui le fils Derrida aurait dit « Quand je t’écoute trop longtemps, Chossard, ça me fait pousser les papillotes ! » Il passait son temps à nous la raconter, cette anecdote sur les papillotes de Derrida.
- Tu rigoles ? Je ne suis jamais sortie avec Chossard ! Il avait les mains moites, des chemises à col pointu et il se baladait toujours avec un parapluie.
- Tu vois bien, que tu te souviens de lui…
- Non, mais c’est juste que ça me revient… C’est drôle, tout de même, on ne se souvient pas exactement des mêmes choses ou des mêmes gens… Je n’aurais jamais l’idée d’écrire quoi que ce soit au sujet de Chossard.
- Sauf que tu viens de le faire…
- Tu triches, c’est à cause de toi.
...
La suite au prochain épisode. Et pour courir aux épisodes précédents, et plus si affinités, le mieux c'est : Miscellanous
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(1) Nefeles, ils s'appellent les copains de René. En image :
nefeles-1En éventuelle participation participative :
https://www.proarti.fr/collect/project/sur-les-vagues-grecques/0