La femme libérée
Les années 1970 c’est le champ des possibles et les années d’aujourd’hui, ce sont les possibles qui se referment. Entre les deux, il y a le vide ou la nausée, pas le corps qui exulte. C’est la conclusion à laquelle elle était arrivée, en se relisant.
« Deux minutes plus tard, sans un mot, il s’arrêta le long d’une allée déserte, coupa le contact, descendit de la voiture. Puis, repassant derrière le véhicule, il revint ouvrir la portière avant, du côté de Priscilla, dans une tentative assez pitoyable pour teinter l’instant de solennité : « – Si mademoiselle veut bien descendre et se placer à l’arrière ». Et comme elle le regardait sans rien dire et sans bouger, il ajouta d’un ton plus définitif :
– Je crois qu’il est inutile de résister, si je puis me permettre, duchesse. C’est entendu avec lui. Une seule fois, mais c’est entendu ». Et tandis qu’elle sortait en soupirant, il ouvrit la porte arrière et lui désigna la banquette :
– Je suggère de vous pencher en avant.
– Non, c’est soit « vous me suggérez de… », soit « vous suggérez que je me… »
– Allez, avance, raisonneuse !
Et sans plus de cérémonie, l’agrippant par les fesses, il la projeta la tête en avant sur la banquette arrière… »
La suite est totalement illisible. Au-delà des mots de la description, « les jambes gainées de soie et le gracieux fuselage qui s‘épanouissait dans leur prolongement » ou « fouillant ses dessous dans une excitation pesante et désordonnée », il y avait aussi et surtout « des ordres qui ne correspondaient à rien », ou alors peut-être "seulement à son désir halluciné de vieux cochon », mais le pire était dans la parole : Alors, alors, ça te démangeait, hein, ma loupiote ? Je voyais bien que tu n’en pouvais plus… Frotte un peu tes drôles de mamelons sur la banquette, ce sera meilleur… On va bien s’amuser et je vais t’*** et t’en ###...
Le seul soulagement qu’on pouvait éprouver à cette lecture tenait à la réaction de Priscilla :
– Bof, dit Priscilla, qui se releva sur un coude en sentant se dégonfler la baudruche. Pas grave, c’est sûrement que je ne suis pas la fille qu’il te faut. Tu peux me passer un kleenex, s’il te plaît ?
D’une certaine manière, Priscilla arrivait à sauver les apparences mais la lecture complète du récit mettait Nelly très mal à l’aise. Elle comprenait bien que presque tout provenait de quelques lectures et de visionnages, mais pas seulement. Elle avait sursauté lorsqu’elle avait lu un truc qui se rapportait à du sirop et qu’il allait « lui en donner », parce que, soudain, elle avait vu le type, très distinctement, et comment il avait surgi dans son espace mental, pour de vrai.
Au début des années quatre-vingt.
On pouvait même la dater précisément, cette année-là, parce que la fille qui occupait le premier étage de la maison écoutait en boucle « Ne la laisse pas tomber, elle est si fragile, être une femme libérée, tu sais c’est pas si facile… », ce qui remonte très exactement à l’année 1984. À cette époque, Nelly était mariée avec Thomas, ils vivaient sur son salaire de normalien et il avait fallu trouver un logement, parce même si la résidence de l’école mettait à leur disposition une cantine, plusieurs machines à laver et une salle de télé, les étudiants mariés choisissaient en général de vivre à côté de la résidence plutôt que d’occuper une chambre double. Les chambres doubles étaient en fait occupées par les célibataires, grâce à l’ingénieux système dit des « cothurnes fantômes » : ceux qui n’étaient pas dans l’obligation de résider sur place, notamment les Parisiens et les couples qui avaient trouvé un logement, sous-louaient leur chambre à leur cothurne, qui pouvait ainsi garder une chambre double toute l’année. Thomas était donc devenu le cothurne fantôme d’un autre géographe, ce qui aidait à payer le loyer en attendant qu’il veuille bien réussir l’agrégation. Nelly avait gardé quelques photos de la bicoque, qui n’était pas trop reluisante, certes, mais c’était quand même une maison et elle était située dans un quartier résidentiel. En fait, la parcelle était tout en longueur, avec deux maisons : celle du fond, où vivait le propriétaire avec sa famille, et celle du devant, dont le premier étage était occupé par la sœur du propriétaire, la fille qui écoutait du Kouki Dingler et pas mal d’autres scies à longueur de journée, tandis que le rez-de-chaussée était donc loué à Thomas et Nelly, et le deuxième étage à une demoiselle. Il y avait quelques problèmes de voisinage, parce qu’il fallait passer sur le terrain de la première maison pour aller garer les deux voitures du propriétaire devant la maison du fond, on appelle ça une servitude de passage, mais en général, les problèmes étaient plutôt du fait de la sœur, la femme libérée, et l’on n’entendait presque jamais parler de la demoiselle, qu’on ne pouvait pas tout à fait appeler une vieille demoiselle ou une vieille-fille. Le propriétaire travaillait à la Bourse de Paris, et même « à la corbeille », c’est-à-dire à la criée, en quelque sorte (ce qui expliquait sans doute pourquoi il aboyait encore plus fort que son doberman), la femme libérée dans une banque ou une quelconque compagnie d’assurance, et la demoiselle, on ne savait pas, mais quelqu’un avait dit que c’était « à l’hôpital ».
Nelly ne savait pas trop non plus comment la décrire, cette demoiselle. Elle devait avoir dans les quarante ans bien tassés, une silhouette un peu ramassée, un visage de gribouille et de rares cheveux dont on ne pouvait pas dire s’ils étaient blonds ou blancs, tant l’excès de permanentes ou de bigoudis les avait dévitalisés. Elle ressemblait un peu à ces ménagères mal fagotées des séries américaines, boudinées dans des pulls mohair tricotés main ou dans des chemisiers à col remontant et à manches ballon, sauf qu’elle n’était pas une ménagère, qu’elle était seule et qu’elle avait… peur. Elle était très craintive. Cette peur était quelque chose d’indéfinissable mais de perceptible. Elle ne parlait jamais qu’avec un tout petit filet de voix et l’on avait toujours l’impression qu’elle allait sursauter ou retirer ses mains avec vivacité, comme pour les écarter d’une flamme. On aurait dit aussi qu’elle était… simplette, en ce sens que malgré son âge elle parlait comme une petite fille et, en tous les cas, Nelly n’avait jamais échangé avec elle autrement que pour parler de la pluie et du beau temps, et encore, pas longtemps. Elle s’appelait Mireille, Georgette ou Coralie, on ne savait pas.
Sinon que le jour où il y avait eu l’inondation, à partir de la douche, cette dernière étant posée directement dans un recoin de la chambre et pas dans une salle d’eau comme chez tout le monde, ça urgeait vraiment. Ça dégoulinait sur le morceau de moquette Saint-Maclou que Nelly avait dégoté (pour pas cher et pour faire un tapis) et il n’était pas certain qu’on pourrait passer la nuit là-dedans, compte tenu de l’odeur de moisi. L’odeur de moisi flottait toujours un peu dans la maison mais, là, ça venait de s’aggraver et madame Kouki Dingler qui, elle, était une femme libérée et représentait le propriétaire, avait dit à Nelly :
– Demandez donc à Mireille le numéro de téléphone de son père, il est plombier.
– Mireille ?
– C’est la locataire du deuxième étage.
C’est donc pour ça, elle s’en souvenait maintenant, que le fou dangereux s’était pointé, avec ses grosses chaussures, sa chemise à carreaux et sa sacoche. Nelly avait réalisé, un peu après, que Mireille s’était bien gardée de rester dans la maison ce jour-là, comme si elle ne tenait pas plus que ça à le croiser. Elle devait reconnaître qu’il avait fini par réparer la plomberie mais plus jamais elle ne dirait que Mireille était simplette, plus jamais. Au contraire, un exemple remarquable de réussite sociale, puisqu’elle était presque normale et qu’elle bénéficiait d’une relative autonomie. Une chose est de lire des livres, par exemple Le facteur sonne toujours deux fois ou Le diable, tout le temps, et une autre d’en rencontrer les protagonistes dans la vie réelle. La conversation la plus choquante de sa vie, avec celle du délire raciste de l’oncle Robert, dans le salon de ses grands-parents… Pour un peu, elle en aurait paraphrasé Marguerite Duras par anticipation : il est venu et j’ai compris. Elle ne savait plus comment diable ils avaient pu en arriver à cette conversation ou, pour être plus précise, comment il avait pu en arriver à ce monologue, mais c’était devenu un dégueulis interminable… Les femmes, si on leur donne pas leur sirop tous les soirs, elles sont pas contentes, les salopes, elles ont l’air de saintes nitouche, comme ça, les morveuses, mais moi, du sirop, j’en ai tous les soirs, alors elle peut aller s’rhabiller, la Mireille, j’ai refait toute sa plomberie, d’abord quand elle était petite et plus tard, mais elle est comme sa mère, comme sa sœur, comme toutes les autres salopes, et vous, je vous conseille aussi de ne pas oublier ça, qu’il faut se faire ramoner la cramouille tous les jours et sa voix gutturale, son physique de bûcheron pas lavé, la vermine qu’il extirpait du robinet, tout se mélangeait dans un chapelet interminable et rance, sans logique à part la sienne… Dans son extrême jeunesse, finalement, Nelly ne s’était pas remise de ce télescopage brutal avec le plombier que lui avait envoyé madame Kouki et la chanson de la femme libérée allait rester longtemps dans sa mémoire comme incrustée dans ce fait divers, celle de l’irruption dans la réalité d’un personnage presque aussi dégoutant que le boucher de Délicatessen.
Le seul moyen de s’en libérer c’était de l’écrire, mais comment faire en sorte que ce soit drôle ? Au cinéma, ce qui fonctionne le mieux, c’est le miroir grossissant. Quand tous les personnages sont quasi-débiles, imprévisibles et sans jugeote, au bout d’un moment cela devient tellement stylisé qu’on peut supporter sans broncher les haches, les couteaux, les kalachnikovs, les morceaux de chair sanguinolente, les cadavres – ou même les futurs cadavres – qu’on jette dans le lac glacé par moins dix degrés après y avoir fait un trou bien circulaire à la tronçonneuse, ou le spectacle du pied qui dépasse du hachoir à viande, comme si aucune empathie n’était possible avec cette collection d’imbéciles. Dans la vraie vie c’est plus compliqué parce que lorsque Thomas vous dit que, merde ce n’est pas possible, il connaissait bien le gars qu’on avait retrouvé dans le coffre de la voiture, c’était un copain de l’école élémentaire, dans le Vaucluse, et que, tu te rends compte, il a agonisé dans le coffre pendant que son propre frère fumait une cigarette en attendant que les autres de la bande viennent le chercher, on se dit que ce n’est plus du cinéma, alors ça ne donne pas très envie de rire. Dans le roman pornographique, Nelly n’avait pas trouvé de solution satisfaisante, sinon la résilience de Priscilla, qui traversait les chapitres avec une décontraction déconcertante. Par exemple, à la fin de la scène avec le chauffeur – qui se soldait par une relative déconfiture de l’étalon, d’autant qu’il s’était coincé le doigt dans la porte – elle reprenait les rênes en l’étourdissant de son bavardage inconséquent, avant de le priver de sa radio préférée pour l’obliger à écouter plus d’une heure de France Culture.
« – Allez, rhabille-toi, en route, dit-elle joyeusement, je ne veux pas être en retard à l’exposition sur Picasso, j’adore Picasso. Tu sais que c’était un génie, Picasso ? Sûrement pas facile, comme mec, mais un génie tout de même. Autant je n’aime pas tellement la période cubiste, autant te le dire tout de suite, et autant je n’aime pas non plus les nus des autres, à commencer par cette stupide Olympia que je n’ai jamais pu supporter, autant les nus de Picasso… Pourquoi dit-on des nus, d’ailleurs, et pourquoi pas des nues ? Nu couché au collier, nu couché à l’oiseau, ce sont des femmes…
Renfrogné, amer, furieux, excédé, suçant par moment son doigt, tout de même un peu rouge, Victor se retenait de lui couper le sifflet et de la flanquer dehors. Rongeant son frein ou ce qu’il en restait, méditant sur toutes les avanies qui ne manqueraient pas de lui tomber dessus s’il s’aventurait à lever la main encore une fois sur la belle-fille du maître, il allongea le bras vers le bouton de la radio, avide de retrouver son émission préférée. Elle lui barra la route et devança son geste, de sa main légère :
– Ah, non, pas cette connerie…
Elle se cala ensuite confortablement sur le siège et ils continuèrent de rouler vers Paris sans plus rien se dire. À la radio, dans le cadre d’une émission consacrée à la mort et à ses représentations, on entendait la voix d’une spécialiste des soins palliatifs de l’hôpital de Bobigny, puis le programme enchaîna sur les faits divers morbides, sur le ciel et l’imaginaire dans l’univers de Mizayaki, avant de s’interroger sur l’esthétique du seppuku.
Lorsqu’ils atteignirent la capitale, Victor semblait de plus en plus anéanti. »
À suivre...