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Billet de blog 25 janvier 2021

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♠ Secrets et mensonges, les chevaliers de la Table ronde

14. " C’est pour les nobles preux seigneurs qui l’entouraient et qui tous se croyaient meilleurs les uns que les autres — et l’on aurait eu bien du mal à désigner le pire — qu’Arthur fit la Table ronde..." De la loi, de la logistique et de la pandémie, aussi.

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Les chevaliers de la Table ronde

C’est pour les nobles preux seigneurs qui l’entouraient et qui tous se croyaient meilleurs les uns que les autres — et l’on aurait eu bien du mal à désigner le pire — qu’Arthur fit la Table ronde, cette table sur laquelle les Bretons racontent tant de fables.
C’est là que prenaient place, dans la plus parfaite égalité, les nobles seigneurs.
Ils siégeaient autour de la Table dans l’égalité la plus parfaite, et c’est dans la plus parfaite égalité qu’ils étaient servis.
Aucun d’eux ne pouvait se vanter d’être mieux placé que son égal : tous siégeaient aux places d’honneur, aucun ne se trouvait relégué à l’écart.
 

La Geste du roi Arthur selon le Roman de Brut de Wace, présentation et traductions par Emmanuèle Baumgartner et Ian Short, 1993.

Il me semble que ma schizophrénie date de cette époque. Pas une vraie schizophrénie, de celles qui vous conduisent à la folie monstrueuse et à la potence, mais ce sentiment d’être partagée, coupée en deux, de ne jamais savoir quoi proposer, comme si tout était vain. Un jour, je l’ai lu dans un ouvrage de Michel Crozier, ce qui m’a fait plaisir, même si je ne retrouve plus ni le titre du livre, ni la citation exacte. Il disait, en substance, que c’est quoi la différence entre les universitaires et les énarques ? Eh bien c’est déjà que les universitaires, ils dissèquent et ils analysent. Ils analysent tellement bien, ils y passent tellement de temps, qu’à la fin ils y ont passé toute leur vie mais qu’ils n’ont jamais rien à proposer, ou pas grand-chose, ce n’est pas leur sujet. Il y avait, aussi, ce dessin humoristique que j’aimais bien : « Ne t’inquiète pas, chérie, j’ajoute une dernière ligne à ma thèse et je reviens vers toi, j’en ai pour cinq minutes. » Et l’on découvrait, à son bureau, enfoncé dans un fauteuil du siècle passé, non pas simplement un vieux monsieur mais un squelette en décomposition, comme une momie figée dans ce dernier geste de mettre les dernières lignes à sa thèse. Tandis que les énarques, ils vont beaucoup plus vite, c’est même leur rapidité qui les définit le mieux, et si on apprend une seule chose, dans cette école d’application (oui, oui, ça n’a rien à voir avec de la formation initiale, ce qu’on oublie trop souvent, mais c’est majoritairement du post-Sciences-Po, parfois du post-Polytechnique, HEC ou l’agrégation, et presque à moitié du post-un emploi dans la fonction publique), eh bien si on apprend une seule chose, là-bas dedans, c’est à proposer des solutions et à les mettre en forme. Vient de là un grand malentendu, à mon avis, parce que tout le monde a l’air d’accord à première vue : ah ben, l’important ce n’est pas de blablater mais bien de proposer des solutions, non ?

Hum, je veux bien que les universitaires n’aient jamais rien à proposer, ou trop rarement, mais proposer quelque chose en quelques semaines sans avoir pris la peine d’analyser, est-ce que ce n’est pas pire ? Allez regarder le découpage des nouvelles régions, c’est un bon exemple de comment ça s’est fait en deux temps trois mouvements. Un de mes petits camarades avait d’ailleurs trouvé une solution tip top, pour avoir une bonne note : on commence par les propositions, c’est ça l’essentiel, et on fera le constat après. Quant à la boîte à solutions, ce n’est pas très compliqué, je te donne un exemple : décentraliser ou au moins déconcentrer (ce pays souffre d’un jacobinisme excessif), simplifier ou au moins décomplexifier (nos concitoyens ne supportent plus la bureaucratie) et, bien entendu, concerter (en s’appuyant sur les corps intermédiaires et les élus locaux). C’est bien, non ? Là-dessus, il me semble que tout le monde ne peut être que d’accord. D’ailleurs, le copain en question a bien réussi. À un moment, il est même devenu député frondeur, c’est dire.

Alors, pourquoi ça ne marche pas ? Parce que le diable est dans les détails ou qu’il s’habille en Prada ?

Aujourd’hui, je me souviens d’une loi. Le ou la ministre ne voulait pas faire de loi, il y en avait déjà eu au moins dix, en quinze ans et sur le même sujet. Alors il ou elle deviendrait le premier ministre de l’histoire de ce secteur qui ne ferait pas de loi. Fatale erreur, lui a dit le directeur de son cabinet : une loi tout le monde en parle et c’est le meilleur moyen de rester. Donc, comme il est humain de ne pas savoir résister à la notoriété ou à la postérité, en avant toute, on fera une loi. D’où cet échange surréaliste, tandis que je me trouvais coincée à onze heures du matin dans le métro, entre Bercy et Châtelet-les-Halles, ou plus exactement entre un grand type qui m’écrasait les pieds, un sac-à-dos non identifié qui me perforait les omoplates et une dame munie d’un parapluie, à attendre que le trafic reprenne, pour cause d’incident technique, de colis suspect ou de malaise voyageur, je ne sais plus… 

– Allô, Emma ?
– Oui ? Je te préviens, je ne peux pas vraiment parler et je n’entends pas bien, mais j’arrive… Je suis là dans une demi-heure…
– Oui, mais là, c’est urgent. Le cabinet vient d’appeler, ils veulent faire une loi.
– Encore ? Mais qu’est-ce qu’ils vont mettre dedans ?
– Eh bien, justement, c’est pour ça que je t’appelle. Ils veulent savoir ce qu’on peut mettre dedans et ils veulent la réponse pour midi. Tu n’aurais pas une idée ?
– Pff, c’est toujours le même cirque… Pas grave, tu mets un, décentraliser ou déconcentrer (avec une fiche qui présente les deux scénarios, ou au moins tu l’annonces), deux, simplifier, trois, concerter…
– Et au milieu ?
– Au milieu, pas grave, tu dis qu’on posera le principe dans la loi et qu’on renverra aux décrets d’application. D’ici qu’on les sorte, les décrets, il y aura bien une nouvelle loi…
– Et ça va simplifier, tout ça ?
– Ben non, le projet de loi commencera à vingt-cinq articles et, tu verras, avec les amendements on finira au moins à cent quatre-vingt-quatre, comme d’habitude, avec plein d’alinéas commençant par toutefois ou nonobstant… La routine, quoi. Comme Bercy dira que tout doit se faire à coût constant ou alors sous forme de crédits d’impôt ou de prêts à très long terme, on va encore couper les cheveux en quatre… Bon, à ce stade, concentre-toi sur les fiches mais va quand même voir Duglu et demande lui s’il n’a pas un dispositif qui coince à décoincer par voie législative, ce sera déjà ça. N’y passe pas trop de temps, balance le tout au cab avant midi, on verra après, j’arrive…

Il y a presque trente ans, je ne savais pas tout ça, j’étais jeune et ignorante, mais j’avais quand même compris le coup de la table ronde. Sur cette note de propositions, sur ce sujet-là auquel je ne comprenais que quick et toujours à me dire que je ne trouvais jamais les solutions parce que les universitaires, il leur faut vingt ou trente ans pour commencer à penser les prémisses d’une ébauche, j’ai eu comme une illumination et j’ai soudain réalisé qu’il ne s’agissait pas de sauver le monde. J’ai dit qu’il était crucial de concerter sur ce sujet complexe et qu’on allait organiser une table ronde. Cerise sur le gâteau, j’ai donné la liste de tous ceux qui allaient se réunir sous l’égide du préfet (président du conseil départemental, corps constitués, entreprises concernées et même quelques représentants de la société civile, soyons chics et modernes). Avec, en plus, les « éléments de langage » et le tour était joué, j’ai eu ma meilleure note de l’année. Une bien meilleure note que sur les sujets que je connaissais, parce que sur ceux-là, je voyais bien que c’était bancal, la solution. En tous les cas, que ça n’allait pas sauver le monde.

N’empêche que la pandémie, c’est éclairant : les chevaliers de la table ronde, on les a tous les jours à la télé et il est impossible de décider d’une loi pour dire au virus qu’il n’a qu’à bien se tenir. Tout est dans la mise en œuvre, la logistique, et c’est bien la première fois que j’entends ce mot de logistique aussi souvent. D'habitude, ça faisait un peu... enfin, vous voyez, comme l'intendance qui suivra.

A suivre...

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