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Billet de blog 26 mars 2021

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Le roman pornographique et autres histoires (3)

Une vie, une œuvre, suite.

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Ce blog est personnel, la rédaction n’est pas à l’origine de ses contenus.

« Alcool contre-indiqué », elle aurait compris, alcool interdit ou pas d’alcool du tout, elle aurait compris aussi, mais « attention avec l’alcool», quelle signification fallait-il donner à cette formule sibylline ? C’est quand même un peu raide. Je ne sais pas, moi, mais si l’on vous disait : « Attention avec la voiture », ce n’est pas pour autant que vous ne prendriez plus jamais le volant, non ? Vous vous contenteriez de faire attention, comme indiqué : de vous arrêter au feu rouge, de ne pas appuyer sur l’accélérateur au feu orange et de regarder des deux côtés lorsque vous franchissez un stop, ça me paraît logique.

En conséquence, elle avait continué sa vie tranquille, en appliquant scrupuleusement les conseils scientifiques qui, déjà en ces temps révolus du présentiel inconsidéré, étaient régulièrement prodigués par la télévision et les autres médias : quatre fruits et légumes mais pas plus de deux verres par jour, et pas tous les jours. Enfin, vous savez comme moi ce que c’est : presque pas plus de deux verres par jour et presque pas tous les jours… Sauf dans les grandes occasions, bien entendu : mariages, baptêmes, enterrements (ou plus exactement, passez donc à la maison après le cimetière, on a tous besoin de se remonter), pot de départ de Roger, pot de départ de la présidente du conseil d’administration, pot de départ du directeur financier, pot de départ de Corinne du service contentieux, pot de… bienvenue de Josiane, qui remplace Corinne au service contentieux, et roule ma poule… Il va sans dire que toutes ces obligations, pour être remplies avec la dose d’écoute, de bienveillance attentive et, pour tout dire, d’empathie que l’on attend aujourd’hui du moindre cadre dirigeant un peu responsable et impliqué, ne s’exécutent pas à l’eau d’Évian.

Du médicament, avait résulté une sensation de douce euphorie et de la combinaison du médicament et des deux verres par jour, un extraordinaire sentiment d’invulnérabilité, avec quelque chose en plus qu’elle avait du mal à définir.

Comme elle le dirait plus tard au neurologue : « C’est quand même délirant, l’effet de la chimie sur le cerveau, je n’aurais jamais cru que c’était à ce point ! 

– Au point de quoi ?
– Oh, je ne sais pas, disons que… Je ne sais pas pourquoi, mais ça m’a plongée dans un état… Tous ces derniers mois, j’ai trouvé que tout le monde était… sympathique. Chose bizarre également, moi aussi j’étais sympathique. Vous voyez, j’ai eu l’impression que tout le monde me trouvait très sympathique…
– Et alors ?
– Alors… Comment vous dire ? Quand vous êtes aussi sympathique, il y a forcément des rencontres ou des situations… Vous voyez, quoi, des conséquences sur la vie privée… »

Ce neurologue-là, il n’avait jamais été très drôle. Un beau garçon, pourtant, mais pas marrant. Remarque, c’est normal, quand tu attends toute la journée, assis sur une chaise dans le bureau de la porte F, avec pour seule compagnie ton stéthoscope et le petit marteau qui dépasse de la poche de ta blouse blanche, que le défilé incessant des maladies auto-immunes, affections démyélinisantes, atrophies diverses et autres ALD vienne te demander comment les soulager à défaut de les guérir, il n’y a vraiment pas de quoi rigoler.

Eh bien ce jour-là, il avait commencé par se fendre d’un sourire, le neurologue impavide, et à la fin… À la fin, on voyait bien qu’il se mordait les joues pour ne pas éclater de rire et qu’en conséquence, il la trouvait finalement fort sympathique. Oui, tout à fait, cette fille qu’il suivait pourtant depuis des années et dont il n’avait, jusque-là, jamais remarqué les facultés exceptionnelles, lui était soudain devenue… incroyablement sympathique :

– Et… ça vous a laissé un bon souvenir, au moins ?
– Euh, c’est-à-dire… Ben oui, mais je ne sais pas si…
– C’est tant mieux, alors, mais vaudrait mieux arrêter, c’est ça ?
– Euh, je crois que ce serait plus prudent.
– D’après ce que vous me dites, je crois aussi. Bon, je renouvelle le traitement de fond, mais on va arrêter l’antidépresseur, je le marque même sur l’ordonnance, vous voyez, c’est mieux.

Il l’avait donc écrit en capitales et souligné deux fois : « Pas d’antidépresseur ».

Voilà, retour à la vie normale, celle dans laquelle cette pauvre Nelly n’était ni sympathique, ni volubile ou incroyablement délurée, ni même extravertie autant que spirituelle, drôlissime, phénoménalement intelligente et, pour finir, bien désinhibée et pas si mal roulée que ça. On pouvait encore s’en rendre compte, mais qu’allait-elle faire de toute cette lingerie ? Elle allait redevenir Catherine, Isabelle, Véronique ou Martine, comme un Superman ou une Araignée qui auraient perdu leurs supers pouvoirs, et il est clair que personne ne se serait vu(e) refiler à Emmaüs une collection de jupettes, strings, guêpières et autres produits froufroutants, pas plus que les baleines pigeonnantes ou les bottines à lacets.

Sans compter le roman.

Tout en sortant de ce dédale qu’on appelle la Salpêtrière (côté sud, pas côté Pitié) pour reprendre la ligne 6, elle avait songé à son triste sort et l’existence du roman lui était soudain apparue dans toute sa dimension tragique. Elle n’oserait jamais le relire, jamais.

Jamais.

Ou alors, il faudrait attendre au moins…

Dix ans, quinze ans ?

Non qu’il fût si mal écrit, finalement.

Par exemple, je trouve que la phrase « Une bière, dit-il à la serveuse dévêtue qui s’avançait vers lui... » n’est après tout pas si mal troussée et qu’elle pourrait servir d’incipit. Pas un incipit aussi délirant que « Longtemps je me suis couché de bonne heure » ou « J’ai eu vingt ans et je ne laisserai personne… » mais un incipit passable. C’est ce qu’il y a de bien, avec la pornographie : ça facilite les incipits tout autant que les introductions, et après c’est parti, ça se mélange bien et ça coule tout seul… Pour autant, un lecteur nommé Dondiego m’a récemment suggéré « Bouffe-moi la chatte, Amaury ! », qui serait, paraît-il, une citation de Marlène (Schiappa).

J’hésite encore.

À suivre…

https://blogs.mediapart.fr/emma-rougegorge/blog/280321/les-lieux-de-memoire

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