Nombreux sont les historiens des idées attirés par certains aspects de la doctrine
qui se sont heurtés à la difficulté d’écrire sur Fourier sans mettre en question sa santé mentale.
Jonathan Beecher, Fourier
« Il se dégagea avec une douceur qui ne lui était pas coutumière : laisse-nous maintenant, et va nous attendre au parloir. »
Il détesterait que j’écrive ça, il est tellement libertaire.
Ils s’étaient donné rendez-vous devant le Palais des congrès, où la boîte parapublique de Nelly disposait d’un stand, et il l’avait emmenée déjeuner au sommet de l’immeuble du Corbusier, la Cité radieuse, là où se trouvait encore un restaurant, à cette époque. Le genre de restau où l’on vous sert, dans une très grande assiette, trois tomates cerise et quelques bâtonnets de carottes crues, mais avec du vinaigre balsamique et très bien présentés (les bâtonnets, les tomates, la poignée de roquette et les quelques grammes de parmesan). Un genre de menu pour les Biafrais, comme aurait dit ma mère. Eh bien, vous ne me croirez pas, mais il en avait laissé. Parce qu’en plus d’être très libertaire, c’était un ascète. Pas un poil de gras, plus tellement de cheveux non plus, mais le collier de barbe rase était toujours en place, au cordeau, et les lunettes cerclées aussi. Il se tenait très droit, aussi droit qu’avant, aussi droit que dans le souvenir de Nelly et encore bien musclé, puisqu’il n’avait arrêté les sports de voile (le windsurf et la planche) que très récemment. Un très bel homme, en définitive, mais très peu empathique, parce que tout ne se passait jamais que par les dédales du cerveau et que son dédale à lui était encore plus compliqué que celui de Nelly, alors, forcément, ça demandait beaucoup de concentration pour s’acclimater ou se ré-acclimater, plus de trente ans après. Comme chaque mot avait un sens, voire un double sens, et que chaque sens engendrait des maux qui renvoyaient eux-mêmes à un article ou à un livre avec des notes de bas de page, il était toujours très difficile d’en terminer avec la plus petite remarque ou question, même une de celle du genre : « Comment allez-vous, depuis tout ce temps ? ».
– Eh bien, ma chère, laissez-moi d’abord vous dire que j’ai lu, mais nous y reviendrons, nous avons le temps, je voulais d’abord vous faire lire un passage, je l’ai apporté, parce que je ne sais pas si vous vous en souvenez, mais quand vous m’avez dit l’autre jour que vous souffriez un peu de votre état neurologique, et croyez que je le comprends très exactement parce que moi-même suis parfaitement conscient, à mon âge, que l’état de souffrance et quand je dis souffrance, je ne parle pas seulement de la douleur physique qui me fait souffrir aussi, bien entendu, mais j’ai tout de suite repensé à ce passage de Charles Fourier, je vous l’enverrai, quand il nous dit que si les maladies proviennent de dérangements dans l’équilibre des passions, il conviendrait de les traiter par un contrepoids… de passions, voyez-vous. Bien que ce faussaire de X ne serait pas d’accord. Vous savez peut-être que j’entretiens une correspondance depuis des années avec X, et alors c’est extraordinaire, il n’a jamais voulu comprendre et pourtant, ce n’est pas faute de ma part de lui avoir envoyé plusieurs fois…
– Oui mais, vous, Jacques, comment vous allez ?
– Ah, oh, qu’est-ce qui vous ferait plaisir ? Je vous invite !
Ensuite, ils étaient partis s’installer dans un bar du bord de plage, d’où l’on pouvait regarder les voltigeurs en windsurf tout en discutant, et il avait sorti de la sacoche qu’il portait en bandoulière ce que Nelly avait écrit. Il avait tout imprimé, impossible de bien lire sur un ordinateur, avait-il dit, et toutes les pages étaient minutieusement annotées, de son impeccable écriture, intacte, magnifique de régularité. La voix était peut-être devenue friable mais l’écriture était toujours aussi limpide et Nelly en était même un peu jalouse, parce que la sienne avait disparu du jour au lendemain, du fait d’une poussée de démyélinisation.
– Alors, voyons voir… Et si Elle venait pour qu’on en parle ? Le titre, déjà, ma chère amie…
…
C’était peut-être donnant-donnant. Je te lis, tu me dis. Il l’avait retrouvée tout simplement en consultant ses fiches et il avait appelé sa mère, qui n’avait pas déménagé depuis cinquante ans, tout simplement. Ah, Nelly, je ne t’ai pas dit, il y a un monsieur qui a téléphoné l’autre jour, je crois que c’était ton professeur de philosophie, je lui ai donné ton numéro…
– Tu as bien fait, maman. Il habite Marseille, maintenant, j’y suis retournée plusieurs fois.
– Ah bon, mais vous avez parlé de quoi, avec ce monsieur ?
– Oh, de tout et de rien. Ou de philosophie, comme autrefois.
– Ah, et il est bien logé, à Marseille, il voit la mer ?
– Oh, oui, il habite le quinzième étage d’une tour…
– Ah, c’est des HLM ?
– Mais non, maman, je ne sais pas pourquoi tu vois toujours des HLM partout et si tu associes toujours les tours aux HLM, à ce compte-là il n’y a que des HLM à Dubaï ou à Manhattan...
– Ah, mais c’était bien, alors ?
– Un peu haut pour moi, mais rien à dire.
Ou plutôt rien à dire de ce qu’on pourrait dire facilement de l’appartement du quinzième étage. L’entrée n’était pas très claire, obstruée par des rideaux bizarres et, à gauche, la cuisine tout en longueur était devenue une sorte de bureau, avec des planches sur tréteaux qui occupaient tout le pan de mur en face de l’évier, et des tiroirs, mais rien qui puisse faire penser à de la nourriture - quand il lui avait offert un verre d’eau glacée, elle avait d’ailleurs pu constater que le frigo était vide - tandis qu’en face de l’entrée, s’ouvrait le salon qui avait été transformé en chambre, avec un lit monté sur pilotis ou très surélevé, qui trônait au milieu, et que toute la pièce était tapissée de bibliothèques remplies de livres mais que pendaient du plafond deux ou trois écrans plats de télévision, peut-être même quatre, suspendus par des câbles ou des chaînes, et qui entouraient le lit… La pièce, qui se prolongeait par un balcon ouvert sur le vide (d’autres auraient dit le ciel ou la vue extraordinaire sur tout la baie, mais pas Nelly, pour laquelle un truc pareil ne pouvait s’ouvrir que sur le vertige) et donc, la pièce n’était pas très grande mais elle contenait un bric-à-brac à la fois indescriptible et bien ordonné, avec quantité de miroirs un peu cassés posés à la verticale contre les murs (ce qui fait qu’au bout d’un moment, on était complètement désorienté, surtout elle) ainsi qu’une bonne douzaine de pots ou de seaux contenant des bouchons en plastique et aussi une grande quantité de chaînes de métal et de mousquetons, accrochés un peu partout, en grappes, et dont il était très difficile de deviner l’usage.
– Mais pourquoi toutes ces télévisions ?
– À cause de mes insomnies, je dors très peu. Je crois même que je ne dors jamais.
Quant au balcon, il était impossible de s’y tenir debout ou même tout simplement de s’y tenir, parce qu’il était totalement rempli de ce qui ressemblait à une collection, des rangées de grosses bouteilles d’huile de vidange vides. Heureusement, d’ailleurs, qu’on ne pouvait pas s’y tenir, parce que Nelly avait le vertige et que tout en jetant un coup d’œil à la vue, effectivement grandiose, elle avait éprouvé un bizarre sentiment d’oppression, d’autant qu’elle ne savait plus par où se trouvait la sortie, à cause des miroirs et des rideaux. Elle aurait dit que la cuisine était à droite, non à gauche, et que la sortie était forcément en face de la porte-fenêtre mais elle ne savait plus…
Qu’est-ce que vous auriez pensé, à sa place ?
…
Elle ne posait jamais les bonnes questions. Elle ne savait pas poser les bonnes questions. N’importe qui à sa place aurait manifesté quelque chose, elle pas. C’est quand même très contradictoire, puisque tout le monde lui disait toujours qu’elle était comme-ci, comme ça, décidée, sûre d’elle, péremptoire et tutti quanti. En fait, ce n’était pas vrai du tout. Tout juste, et après avoir été bien sûre qu’ils étaient sortis et qu’elle n’y remettrait jamais les pieds, même pas ce jour-là de peur de le froisser, avait-elle osé glisser une question un peu précise :
– Mais enfin, Jacques, quand vous viviez avec Maia et l’autre femme, c’était dans un appartement… enfin, je veux dire, normal ?
– Oui, tout à fait.
– Avec des meubles, un canapé, de la décoration ?
– Oui.
– Mais alors, pourquoi ?
– C’est comme ça.
Trop difficile d’aller plus loin, parce qu’elle pensait que l’appartement était une métaphore du cerveau et que celui de Jacques était tout de même un peu… dérangé, tout en restant très… ordonné. La même impression que celle de ses cours : comment peut-on être à la fois aussi méticuleux, précis, pointilleux, et dans le même temps développer une pensée et un discours aussi… dérangeants ? Elle avait coupé les ponts, à un moment, après le rendez-vous des années quatre-vingts sanctifié par l’approbation de sa mère, et elle ne savait pas s’il était bien raisonnable… Sinon qu’il s’intéressait tellement à son cerveau (à elle) qu’on aurait pu dire qu’il y avait là comme une fascination réciproque. En fait, c’était ça, le projet d’écriture : qu’y-a-t-il, dans le cerveau des autres, que pensent-ils et que ressentent-ils ? Comment puis-je le savoir, alors que je n’ai à disposition que mon propre cerveau pour en approcher une approximation ? Dans Le déclin de l’Empire américain, on la comprend bien, cette incommunicabilité, peut-être aussi dans Eyes Wide Shut, mais il faut s’accrocher.
Il reste qu’en définitive, Nelly n’avait pas réussi à écrire ce qu’elle voulait écrire. Donc, pas de solution de rechange, il allait falloir en revenir au roman pornographique, le relire, le triturer, bien le malaxer dans sa chair, on y trouverait la clé.
« Au même moment, la Porsche remontait à vive allure l’avenue Georges V. Au dernier feu, elle effectua un gracieux virage en biais et vint stopper le long du trottoir. »
À suivre…
Prochain épisode : Improbables réminiscences