Avertissement : ce billet est une sorte de grand brouillon, expérimental, une tentative pour rendre plus cohérent ce qu'on peut retrouver par exemple ici (et pour que je le retrouve moi-même, je n'ai pas compris où sont passés les favoris). Il évoluera donc en fonction des remarques des uns et des autres, s'il y en a, et même s'il n'y en a pas.
Emma s’était demandé si son nom d’emprunt, Emma Rougegorge, pourrait un jour être qualifié d’hétéronyme ou s’il ne resterait pour l’éternité qu’un bête pseudonyme, de surcroît ignoré de la plupart. Cette ambition était toute récente, attrapée d’un podcast de France Culture consacré au roman de José Saramago, L’année de la mort de Ricardo Reis. On y apprenait que loin de n’être qu’un simple personnage, le poète Ricardo Reis, sorti de l’imagination de l’immense écrivain portugais Fernando Pessoa, avait conquis la qualité d’hétéronyme. Une sorte de pseudonyme qui aurait une vie propre, indépendante, et avec lequel on pouvait dialoguer, disaient-ils. Ou alors plusieurs hétéronymes qui pourraient dialoguer entre eux, puisque Pessoa en avait au moins trois. Emma ne se souvenait plus desquels mais toujours est-il qu’un autre immense écrivain portugais, José Saramago, après avoir été persuadé durant sa jeunesse que Ricardo Reis existait réellement, c’est-à-dire en tant que vrai poète dont on pouvait critiquer les œuvres et au sujet duquel on pouvait écrire des dissertations, avait décidé de lui consacrer un roman. Emma n’avait pas bien compris pourquoi ce roman avait « changé le monde », comme le proclamait la série d’où était tiré le podcast, ou même simplement changé la littérature au même titre que Voyage au bout de la nuit ou Barrage contre le Pacifique, mais comme elle avait un passé d’hypokhâgneuse et même de khâgneuse, elle faisait confiance aux éminents professeurs conviés par l’éminente radio pour attester que L’année de la mort de Ricardo Reis constituait un tournant majeur dans l’œuvre de Saramago et que, circulez, ça n’a vraiment rien à voir avec Emile Ajar vis-à-vis de Romain Gary. Et ne venez pas non plus me parler de Proust, de Swann ou du narrateur, on y reviendra. En revanche, comme elle était finalement très superficielle, elle s’était immédiatement projetée dans un futur agréable autant que fantasmé, fait de déjeuners chez Drouant et de conférences de presse, à l’issue desquels la foule des nombreux journalistes venus très nombreux au-devant d’elle la mitraillaient de nombreux flashes et la bombardaient de questions résolument nombreuses :
– Pouvez-vous nous dire qui est vraiment Emma Rougegorge ? S’agit-il vraiment d’un hétéronyme ? Ambitionnez-vous de succéder à Pessoa ? Avez-vous choisi d’écrire Le jour de la mort d’Emma Rougegorge par référence à Saramago ?
Souriante et sobrement vêtue d’un ravissant tailleur fuchsia (qui, à dire vrai, lui comprimait tellement la taille qu'elle avait du mal à respirer) Emma répondait avec élégance, un peu dans le style de Françoise Sagan (jeune) mais beaucoup plus distinctement, il fallait en convenir, quoique la succession de ses réponses, avec le recul, manquât de la moindre cohérence :
– Oui, c’est un fait, Saramago a publié L'année de la mort de Ricardo Reis en 1984 et vous aurez forcément noté qu’il s’agit de l’année même du Prix Goncourt décerné à Marguerite Duras pour L’Amant. Je me situe donc avec conviction…
– J’ai un passé d’historienne, figurez-vous, et de la même manière qu’à travers la vie imaginaire de Ricardo Reis, il s’agit de contester le fait que « le sage est celui qui se contente du spectacle du monde » et de témoigner de l’histoire quotidienne du Portugal au temps de Salazar, de la même manière, j’envisage une fresque, une sorte de roman d’histoire sociale…
– C’est un roman tardif, il avait à peu près le même âge que moi…
– Euh, et d’ailleurs, je passe presque toutes mes vacances au Portugal…
Tout ce cinéma finissait par se briser sur un fondu enchaîné de paillettes et de bulles de savon, mais il n’empêche. La piste de l’hétéronyme était très prometteuse, au travail ! Emma Rougegorge allait se mettre dans la peau de l’hétéronyme, et roule ma poule. Il faudrait certes faire très attention car les érudits du podcast, dont plusieurs parlaient français avec un léger accent portugais, disaient bien aussi que le roman de Saramago (Emma avait lu Le Dieu manchot mais elle ne s’en souvenait plus, il faudrait le relire) était « un roman d’envergure ». Un roman d’envergure, ça voulait dire… Hum, ça voulait dire au moins 800 pages, déjà.
La montagne magique, Ulysse de Joyce ou L’homme sans qualités, par exemple. Qu’est-ce qui pouvait faire que ces romans fussent des œuvres d’envergure – à part le nombre de pages ? Ulysse, c’est le plus facile à dire, c’est à cause d’Homère. Une journée d’enfer de la vie d’Ulysse ou plutôt de ce pauvre Léopold Bloom. Dans un moment de grand courage ou de grande présomption, de snobisme en définitive, Emma avait fait l’acquisition du livre, en anglais de surcroît, mais elle avait dû rendre les armes : la journée, ou plutôt l’odyssée de cet Irlandais, ne l’intéressait pas plus que ça et avait finalement trop peu de rapport avec sa période londonienne à elle, quand elle avait rencontré l’Allemand de Hambourg, pour qu’elle puisse s’identifier à ce personnage, somme toute peu recommandable, si l’on en jugeait par son flux de conscience et ses commentaires louches. Alors, autant en rester à Mrs Dalloway et à sa fraîcheur surannée. Qu'est-ce qui, dans la journée d'une jeune femme banale, dont il fallait bien reconnaître qu'elle devenait inexorablement une vieille femme, mériterait qu'on en parle le long de 800 pages ? On lui avait souvent dit qu'elle ressassait, eh bien, elle allait tellement ressasser sur l'année de sa mort qu'elle deviendrait un hétéronyme pour l'éternité.
A suivre