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Billet de blog 27 décembre 2023

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La présomption d’innocence et la "fierté de la France"

Le cas Depardieu illustre à merveille la confusion si souvent entretenue autour du principe de la présomption d'innocence, dont la mobilisation va en général de pair avec la dénonciation du tribunal ou du lynchage médiatique. Pour autant, personne ne s'offusque jamais de l'aura médiatique et du silence peu courageux qui l'accompagne.

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"Ah, laissons la justice faire son travail et respectons la présomption d’innocence" est sans doute ce que j'entends le plus souvent ou que je lis à longueur de fils dès qu’une affaire défraie la chronique, tout particulièrement une affaire de mœurs inspirée par #metoo. Concernant Gérard Depardieu, je trouve que cela n'a pas de sens et qu'aussi bien le président de la République que les auteurs de la tribune du 26 décembre dans Le Figaro sont tellement dans le déni qu'ils ont probablement fumé la moquette. 

Je ne dis pas qu'il n'est pas troublant d'observer en direct la chute vertigineuse d'un homme, jusque là protégé par son aura de monstre sacré, de le voir soudainement dévisser, tellement dézingué dans toutes les colonnes de journaux qu'on se demande comment un si long silence ou une telle indulgence amusée ont pu si longtemps couvrir ses excès en tous genres, mais je ne vois vraiment pas le rapport avec la présomption d'innocence. En tant que principe constitutionnel (article 9 de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen qui fait partie du bloc de constitutionnalité), la présomption d'innocence est, en France, déclinée dans plusieurs textes de loi, principalement le Code de procédure pénale et le Code civil. Au cas d'espèce, elle ne s'applique qu'aux accusations de viol et d'agressions sexuelles dont Gérard Depardieu a fait l'objet et dont il devra effectivement répondre devant la justice. Ou pas, en cas de non lieu ou de prescription. Si l'on ne peut donc le présenter comme coupable sur ces accusations précises, cela n'interdit en rien à la presse d'enquêter (heureusement que Zola n'a pas eu ces pudeurs lorsqu'il a publié J'accuse dans L'Aurore en 1898), ni aux obscurs quidams dont je fais partie de commenter ou de critiquer ses comportements. Tout juste le fameux – ou fumeux – respect de la présomption d'innocence, mais cette fois-ci au sens beaucoup plus large du langage courant, impose-t-il une certaine prudence concernant les faits qui pourraient s'avérer faux.

De là à dire qu'il me rendrait fière de la France ? Ou qu'en le dénigrant, on attaquerait l'art ?

C'est bien sur ses comportements, et qui ne datent pas d'hier, que Gérard Depardieu est jugé par une partie de l'opinion publique : il n'y a rien, dans ses actes avérés et ses prises de parole, qui relèverait d'une atteinte à la présomption d'innocence au cas où on oserait les condamner, même par voie médiatique. Quand il fait des blagues graveleuses, est-ce que ça me rend fière ? Non. Quand il fait pipi dans l'avion ? Non. Quand il refuse de payer des impôts, non plus. Quand il va voir Poutine ou s'aventure en Corée du nord, encore moins. Le seul truc qui pourrait me gêner est la rapidité avec laquelle il est passé de la grande admiration à la chute. Et le Complément d'enquête est à mon avis tout juste le point de bascule, le moment où l'on se dit que c'est assez, que la notoriété et le talent n'excusent pas tout. Il est donc vrai que ça ressemble à une curée...

D'accord, mais peut-être qu'à un moment, on était fier, et qu'alors il est impératif d'en tenir compte ?

Ben, je ne sais pas. Ce qu'une carrière a fait, un destin peut le défaire. En 1919, la France était très fière de Pétain ; en 1945, elle l'était beaucoup moins. Par ailleurs, Depardieu n'a jamais fait que du cinéma, ce qui est très estimable, mais doit-il en tirer un blanc-seing pour la vie ? Sans compter que dans Astérix et Obélix - Mission Cléopâtre, il était vraiment très mauvais, Depardieu, encore plus que Christian Clavier, ce qui suggère peut-être que le talent d'acteur n'est pas seulement un "en soi" ou une "possession" qui s'appliquerait à tous les rôles, mais également le fruit d'une alchimie beaucoup plus complexe, qui engagerait aussi bien l'acteur que l'auteur et le réalisateur, voire l'équipe technique dans son ensemble et dans un contexte donné ? Dans ce pays, on a toujours tendance à penser qu'un seul est responsable ou bénéficiaire de tout par ses seules capacités.

Aujourd'hui, il s'agit effectivement d'un lynchage médiatique, c'est à dire un renversement complet d'image et de considération, certainement douloureux et délétère pour un pauvre humain dépassé par son époque (à preuve, Les Valseuses, brr…) mais quid de l'époque précédente ? Après tout, le lynchage médiatique n'est finalement que le revers de l'aura et de l'impunité médiatiques, de celles qui s'attachent aux puissants et dont ils ne se plaignent jamais tant qu'elles leur sont favorables. Il suffit d'aller chez le coiffeur, de feuilleter à cette occasion les pages de Voici, Gala et autres Paris Match, pour constater que toute une série de gens, célèbres pour des raisons parfois obscures voire peu louables, semblent échapper à la règle commune. Ils se lèvent le matin, se couchent le soir, se marient, font des enfants, divorcent, et ça intéresse tout le monde. Ils font de l'argent en publicités, à vendre des lunettes ou des parfums, se pavanent à Roland-Garros, expriment leurs desiderata lorsqu'ils passent quelques nuits au Ritz ou au Crillon. On leur demande même parfois leur avis sur des questions politiques, voire géopolitiques. J'ai beaucoup de respect pour le talent d'actrice de Catherine Deneuve, par exemple, mais je dois dire que chaque fois que je l'ai écoutée en interview, j'ai surtout été frappée par son incroyable superficialité, ce qui explique sans doute que je ne marche pas à sa conception de la "liberté d'importuner". Pour moi, #metoo n'est pas seulement une question de rapports hommes-femmes mais surtout une question de pouvoir et de coercition. J'ai un peu moins de respect, il est vrai, pour le talent de Carla Bruni mais je ne lui demanderais pas non plus pour qui aller voter. Lorsqu'elle a inscrit son fils au club de judo de Neuilly-sur-Seine, un certain nombre de ses admirateurs parmi les parents ont dit au directeur du club : "J'espère bien que vous ne l'avez pas fait payer ?", on se pince pour le croire. Je n'ai aucun doute sur le fait que dans une file d'attente ou à un guichet, on aurait fait passer tous les signataires de la tribune du 26 décembre devant moi, et que je ne me serais même pas offusquée, j'aurais juste râlé. 

Donc, mesdames et messieurs les signataires, un peu de décence, considérez que c'est la rançon de la gloire ou le revers de la médaille et qu'on ne peux pas gagner sur tous les tableaux. Admettez également que l'époque a changé : personnellement, je ne m'en plains pas.

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