Si vous avez manqué le début : 001
Ce faisant, elle inventerait la vie d’Emma, un peu comme dans Inventing Anna. Cela tombait bien parce qu’elle était fascinée par les escrocs, les menteurs et les faiseurs de songes. Elle était peut-être aussi un peu ridicule, je ne sais pas.
Sa première obsession provenait du jour où elle avait raté Normale Sup. Certes, on ne compte plus les gens qui ont raté Normale Sup un jour ou l’autre, à commencer par le président de la République (Emmanuel Ier, 2017-2027), mais il faut bien comprendre ce que ça signifie : l’installation, puis l’incrustation d’un désir de revanche, un irrépressible désir de revanche. Même dans le cas du président, je pense que ça compte un peu, le désir de revanche. Dans celui d’Emma, comme on peut dire sans dévoiler la fin qu’elle ne deviendrait jamais présidente de la République, le traumatisme allait durer beaucoup plus longtemps. L’incrustation, dans le propre cerveau d’Emma, de l’idée ou du désir de revanche avait réellement eu lieu, comme une tache, comme une petite plaque invisible tapie dans un coin du cortex et qui ressortait de temps à autre pour produire du déséquilibre, une petite plaque dont on pouvait même voir la trace sur l’IRM. Scientifiquement c’est absurde, je vous le concède
1982 était donc la première date fatidique dans la vie d’Emma (sans doute après 1968 ou 1981). Elle était née vingt ans plus tôt, sur la colline de la Croix-Rousse, dans une clinique apparemment choisie, et tout ce qu’on lui avait raconté de ce jour-là était que sa mère « avait eu chaud, la pauvre ». Comme ça se passait mal (Emma ne voulait pas sortir, apparemment), les deux sages-femmes qui s’occupaient d’elles (du bébé fille en devenir et de sa génitrice), toutes deux dépassées par les événements ou plutôt le non-événement, avaient brusquement décidé de prendre la poudre d’escampette, c’est-à-dire qu’elles s’étaient carrément barrées, envoyant valdinguer la porte battante et poussant de hauts cris, olala, olalalala, qu’est-ce qu’on y peut et comment s’en sortir ? Laissée en plan de la sorte, sa mère n’en menait pas large, d’autant qu’elle était primipare (c’est le terme exact mais, on ne sait pourquoi, chaque fois qu’elle entendait le mot, Emma se représentait la scène sous la forme d’une maman tortue renversée sur le dos donnant le jour à une sorte de bébé iguane, très difficile à extirper, au forceps, du mélange visqueux qui suintait le long les draps en grosses coulures vertes). Heureusement, et je ne te dis pas, Emma, alors que je croyais ma dernière heure arrivée, il s’est passé que soudain…
A partir de là, envoyez la musique, soudain avait pris la forme de Bruce Willis dans un de ses rôles les plus emblématiques de sauveur emblématique. Un médecin qui passait par là, par hasard et en blouse blanche, stylo, pincette, stéthoscope, ayant jeté un coup d’œil d’expert à travers la porte entrouverte, pris la mesure de l’urgence et calmé les deux bécasses qui continuaient de se répandre en manifestations bruyantes dans le couloir, avait finalement décidé de prendre en mains la suite des opérations... A la fin, on voyait une mère épanouie, qui serrait contre elle la petite Emma saucissonnée comme un boudin, tandis que le père d’Emma, jusque-là curieusement absent de la totalité de l’épisode, souriait lui aussi sur la photo.
Il en était resté l’idée bizarre, disons qu’elle flottait dans l’air, que les filles en grandissant ne deviendraient jamais que des sages-femmes impressionnables, vêtues de couleurs pastel, tandis que les garçons, tels Bruce Willis ou ce merveilleux médecin sauveteur, allaient passer à la postérité… Ce ne fut jamais dit, jamais formulé, mais on sentait bien que ça flottait dans l’air, au moins celui des années soixante et jusqu’à ce qu’on me prouve le contraire.
Au demeurant, ça ne s’était pas passé comme ça. Grâce à l’action salvatrice de sa mémé, Emma avait appris à lire à cinq ans, à l’ancienne (b-a-ba) et, malgré la fâcheuse habitude qu’elle avait toujours eue de faire le pitre pendant les cours de gym ou les séances de catéchisme, avait « sauté une classe », comme on disait, puis franchi toutes les étapes sans encombre, jusqu’à atterrir en Lettres supérieures. Mémé était la cadette d’une fratrie de trois sœurs, toutes trois institutrices, et depuis Marcel Pagnol, on sait ce que cela vaut. A l’époque, Mémé avait déjà quitté l’enseignement public pour fonder une petite école commerciale de village – c’est-à-dire une salle de classe dans laquelle on apprenait aux filles à taper à la machine le plus vite possible pour devenir des dactylos – mais elle avait pris le temps d’apprendre à lire à Emma et de lui faire réciter des poèmes.
L’année 1982 n’aurait donc pas dû poser de difficulté. En 1981, Emma avait été sous-admissible, ce qui n’était déjà pas si mal, compte tenu de son… miyeu. (A Lyon, le miyeu est la traduction de milieu. Il y a d’autres trucs qu’il faut savoir, comme souyer ou souiller pour soulier, fichu pour foulard, ce que veut dire enquiller une rue ou de s’en voir dans la vie, mais ça nous éloignerait du sujet.) En 1982, quelle chance incroyable disait la famille, Emma fut admissible, ce qui permettait déjà de « monter à Paris » pour l’oral…
Les sources manquent ou sont trop peu fiables pour qu’on puisse rendre compte avec précision de ces quelques journées de juin 1982 mais il semble qu’elles furent décisives. Retrouvée aux archives, la lettre du professeur B., agrégé d’histoire hors classe, spécialiste de l’Action française (ou plutôt son fervent supporter, disaient les mauvaises langues), qui enseigna dans la khâgne de Lyon approximativement de 1968 à 1989, éclaire au moins l’épilogue. La lettre est datée du 15 juillet 1982 :
Chère Mademoiselle,
Je ne pensais pas vous infliger mardi le même supplice qu’à B. l’an dernier. (Le candidat malheureux de l’année d’avant). Décidément, nous sommes maudits des dieux et de Madame Bonnamour (alors directrice de l’ENS de Fontenay-aux-Roses), qui a une seconde fois fait glisser un poste de sciences humaines vers l’anglais (il devait y avoir 35 postes en histoire mais, au final, il n’en resta que 34, pour je ne sais combien de postes en anglais, c’était « moins bouché », disait-on. Quant à Emma, elle avait fini 35ème, première sur la liste supplémentaire.) Je vous remercie en tout cas d’avoir eu le courage de me donner les résultats, achevant ainsi votre mission de chef d’équipe, d’animation si vous préférez, que vous avez si bien remplie auprès des historiens. Les heureuses élèves vous doivent sans doute plus qu’elles ne l’imaginent. (Sur environ trente élèves, il y avait exactement cinq garçons, ça se voit sur la photo qui traîne aux archives.)
Vous avez peut-être cherché à me joindre à votre retour. Si vous êtes encore à Lyon, j’y serai de passage jeudi 22 et vendredi 23 ; on pourrait bavarder de manière moins tendue. (D’après les divers témoignages que j’ai pu recouper, cette conversation moins tendue n’a apparemment pas eu lieu. Emma elle-même n’avait d’ailleurs aucun souvenir d’avoir jamais « bavardé » avec le professeur B.).
[…]
Espérons qu’un admis d’Ulm ou de Sèvres s’est glissé dans votre liste. J’attends donc avec impatience les listes pour les confronter. (Il y avait en fait deux concours : Sèvres-Ulm, quand on avait gardé le latin et le grec, et Fontenay-Saint-Cloud, quand on se contentait des lettres modernes plutôt que des lettres classiques. Quelquefois, un ou deux génies réussissaient les deux, ce qui laissait une chance à la liste supplémentaire).
[…]
Bonnes vacances tout de même et croyez à mon fidèle et cordial souvenir.
PB
On n’en saura jamais bien plus, sinon que les vacances allaient être studieuses : comme il n’y avait pas d’équivalence, Emma allait devoir passer sa licence en septembre, fissa, et d’après ce que j’en ai compris, les circonstances en furent rocambolesques. Pour l’UV d’histoire de l’Antiquité, par exemple, elle avait travaillé sur Tibère, Caligula, Claude, Néron, et le sujet d’écrit était tombé sur un texte concernant… Auguste (celui d’avant, c’est-à-dire Octave, le pourfendeur de César et de Cléopâtre). Mais bon, comme Octave, devenu Auguste, était le fondateur de la dynastie, il y avait quelques invariants à recaser, par exemple au sujet de l’hubris, ce sentiment de toute puissance, de démesure, qui immanquablement saisit un jour les empereurs, les tyrans, les dictateurs, les prés…, bref.
Au final, ça avait marché, vraiment très bien marché, ce qui fait qu’à l’oral, le prof attendait Emma avec beaucoup d’impatience : qu’allait dire la rédactrice de cette si brillante analyse de texte ? Sauf que le sujet d’oral qu’il venait de lui tendre (à l’époque on les rédigeait à la main sur de petits morceaux de papier) disait simplement « Le Premier siècle ». Emma s’était quand même un peu renseignée sur le programme de la fac et elle subodorait donc que le siècle en question visait sans doute le Premier avant Jésus-Christ (César) plutôt que le Premier après Jésus-Christ (Auguste et les suivants, en passant par Vespasien et jusqu’à Trajan), que faire ? Le premier après, je n’en connais que la première moitié, le premier avant, je n’en connais rien du tout. En plus de ça, je déteste les Romains, tous des fachos et vive les Grecs ! Prenons la décision rapidos, peut-être que sur un malentendu ça peut marcher… Elle avait donc planché consciencieusement sur le premier siècle après Jésus-Christ, brossant une fresque convaincante, quoique plutôt évasive sur la fin, et s’était présentée tout sourire devant l’examinateur…
Au bout de quelques instants, le visage épanoui de bienveillance avec laquelle ce professeur émérite la contemplait s’était littéralement décomposé, mué en une figure d’absolue consternation. Le pauvre était navré, absolument navré, il n’osait pas le lui dire…
– Hem, mademoiselle, excusez-moi de vous interrompre, mais le Premier siècle…
– Oui, le Premier siècle ?
– Eh bien c’est avant…
– Avant ?
– Oui, je veux dire que mon programme portait sur le ¨Premier siècle avant Jésus-Christ…
– Ah, oh…
Oh my God !! diraient les Américains avec force accent tonique (je ne sais pas si vous avez remarqué, ils la mettent vraiment à toutes les sauces, cette expression, dès qu’un truc inopiné les étonne.) En attendant, Emma était le visage même de la confusion (Oh my God, I’m so upset, so confused…) et le regard qu’elle tournait vers le professeur émérite était totalement exempt d’ironie, juste un immense respect, une intense admiration, avec je ne sais quoi en plus qui pouvait peut-être indiquer… Pour qui veut se représenter la scène, c’était la tête de Jamie Lee Curtis dans Un poisson nommé Wanda quand elle se pend au cou de John Cleese et qu’elle commence à lui mettre le grappin dessus. Le professeur émérite craignait beaucoup, ça se voyait, qu’elle se mette à pleurer, catastrophe, et l’on ne saurait jamais ce que cette charmante jeune-fille avait pensé du premier siècle de notre ère, il allait devoir la virer, quel dommage…
– Vos cours, ah, vos cours… Je suis désolée, navrée, je n’ai pas pu les suivre, même si j’aurais bien voulu, mais j’étais en khâgne, je n’ai trouvé personne pour me les passer, les cours, j’ai même été admissible, liste supplémentaire, vous vous rendez compte, je suis dévastée…
– Eh bien, pourtant, le texte sur Auguste…
– On a fait Tibère, Caligula, Claude, Néron, alors j’ai un peu extrapolé d’après les successeurs d’Auguste, surtout Tibère…
– Eh bien, ce n’était pas mal extrapolé… Je vous ai mis une très bonne note à l'écrit, ça vous laisse de la marge…
– Et le papier ne le disait pas, n’est-ce pas, qu’il s’agissait d’avant…
– Non, c’est vrai, ça ne le disait pas, on pouvait confondre. Alors continuez, parlez-moi un peu du Premier siècle de notre ère…
Elle avait fait à peu près le même coup partout, même si cela s’était beaucoup moins bien passé en histoire moderne (le mec était connu pour être un peu psychorigide et il était obsédé par l’assassinat du duc de Guise) mais au final, elle avait raflé toutes les mentions, ce qui n’était pas une performance (la session de septembre, c’est le rattrapage et il n’y a pas trop de concurrence). La famille l’avait chaudement félicitée – les licences ne couraient pas les rues dans la famille – et, chaque fois que quelqu’un lui tapait sur l’épaule ou lui claquait une bise en lui lançant « Ah, bravo ma cocotte, ta maman m’a dit, je te félicite », elle avait envie de répondre : mais qu’est-ce que j’en ai à fiche ?
A la vérité, elle était en colère et elle allait le rester longtemps, très longtemps, peut-être même jusqu’à sa mort. Ce que je n’ai pas signalé jusqu’à présent, c’est que parmi les « heureuses élèves » qu’Emma avait semble-t-il aidées toute l’année, en les réconfortant, en leur prêtant ses notes, en les emmenant au cinéma, etc., il y avait aussi l’abominable Jocelyne C. et que cette Jocelyne C. avait triché. Oui, oui, triché au concours. On pouvait peut-être critiquer les conditions dans lesquelles Emma avait passé sa licence, en se trompant de siècle, mais on admettra que la faculté de lettres, ce n’est pas un concours, et que l’on n’y prend la place de personne. Emma était donc furieuse, non seulement parce que Jocelyne avait chougné toute l’année (chougner en lyonnais ça veut dire pleurnicher), ah, je ne sais pas, je ne vais pas y arriver, c’est trop dur, et qu’il fallait tout le temps lui répondre mais si, mais oui, tu vas y arriver, si tu veux allons au cinéma, mais qu’elle avait encore chougné à Fontenay-aux-Roses, le jour où elle avait tiré son sujet de français, un poème de Francis Ponge, et que les deux appariteurs l’avaient autorisée à en choisir un autre, en contradiction avec toutes les règles qui s’appliquent à un tirage au sort. Elle avait donc gagné des points sur Les Misérables, tandis qu’Emma allait récupérer quelques heures plus tard ledit poème de Ponge et rater le concours pour un demi-point. A l’issue de l’écrit Jocelyne était 23e, Emma 19e, il était donc patent qu’elle lui avait piqué sa place. Et ensuite, elle avait recommencé à chougner, mais je ne sais pas, est-ce bien ma voie, faut-il que je sois professeure, mes parents sont eux-aussi professeurs, c’était insupportable. La colère d’Emma s’était donc d’abord dirigée contre cette Jocelyne C., puis contre les appariteurs, puis contre Madame Bonnamour, puis en définitive contre tout le monde, la vie en général, et que c’était pas juste. D’autant moins juste qu’à la vérité, la question était moins de briller dans les salons (à cette date seulement représentés par le F4 familial, la maison de Mémé et l'appartement de papi-mamie) auprès d’un public germanopratin féru de Raymond Aron, de Sartre, de Beauvoir et de toute la clique de leurs prédécesseurs en se targuant d’avoir réussi Normale Sup, que de considérer beaucoup plus prosaïquement le fait que ces études-là étaient rémunérées, et à moi la liberté… Pour la plupart des condisciples d’Emma, il me semble que cette considération était la plus importante et j’imagine que ça n’a fait que se confirmer depuis, compte tenu de la dégringolade générale (monétaire et de prestige) du statut d’enseignant au regard de ce qu’il représentait au début du XXe siècle.
On verra plus tard, à travers la biographie d’Emma, que l’heure de la revanche allait sonner un jour, mais toujours est-il qu’elle était longtemps restée figée dans ce ressassement, que ce n’était pas juste, et que pour elle, la première forme de libération serait d’arriver à l’écrire. Comment, cela restait à déterminer, mais quand elle eut enfin produit un texte satisfaisant, Le volet, qui date de 2003 ou de 2007, me semble-t-il, soit tout de même plus de vingt ans après, elle en était ressortie avec un grand sentiment d’euphorie, comme une victoire sur quelque chose qu’elle n’arrivait pas à définir mais qui, définitivement, lui disait que, oui, elle avait enfin libéré son écriture. Pour qui liront ou reliront le texte, on notera qu’il n’y est fait nulle part mention d’une quelconque Jocelyne C. Il s’agissait d’une impasse, avait-elle considéré, et pour pouvoir écrire, il faudra absolument que j’élimine le pathos. C’est le plus important, d’éliminer le pathos, et c’est même de là que sortira le style, je crois.
Entreprise qui n’était peut-être pas sans danger mais on peut considérer qu’elle s’y est employé sans relâche pendant au moins vingt ans, de 2003 à 2023. Il n’y a malheureusement pas beaucoup de traces de sa production antérieure à 2018 et, quant à ses œuvres de jeunesse, elles se résument à un mémoire d’histoire médiévale et quelques articles consacrés à l'histoire politique de l’Académie française, à Marguerite Yourcenar, ainsi qu'à un ouvrage, publié chez Puf, intitulé Les écrits aux concours administratifs. Hétéronyme ou pas, cette fille était tout de même très éclectique.
A suivre…